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Full text of "1870, les causes politiques du désastre"

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1870 

LES  CAUSES  POLITIQUES 
DU  DÉSASTRE 


DU    MÊ\fP;    AUTEUR 


Lr  Salut  plbiJc.  Un   vol.  in- 18  Jésus,  broché.     S  50 

La  Raison  d'Etat.  Un  vol. in-l8  Jésus,  broché.     5  50 

Lbs  Raisons  du  Nationalismb.  Un  vol.  in-18 
Jésus,  broché 3  60 

Lb  Systèsir  politique  d'Augustb  Comtb.  Un  vol. 

ia-l8  Jésus,  broché 3  50 

LrS  CoNSéeRATIONS  POSITIVISTES  DB  LA  VIE  HUMAINE. 

Un  vol.  in-18  jésus,  broché 3  50 

Lb  néALiSMB  db  Bonald.  Un  vol.  in-I6  double 
couronne,  broché 3  50 

L'CEuvBB  db  FRéoBRiG  Ls  Play.  Uu  vol.  in-16 

double -couronne,  broché 3  50 

Dii  l'.A.nabciii8  A  LA  MoNARCiiiB,  brochure    .     .     0   i5 

La  Noblesse,  suivie  d* extraits  de  Blanc  de 
Saint-Bonnet  sur  le  même  sujets  brochure  .     0   15 

Le  Contrat  social  db  J.-J.  Rousseau,  ou  les 
Fondements  philosophiques  de  la  démocra- 
tie, brochure 0  15 

La  politique  db  l'Action  Française,  réponse  k 
MM.  Lugan  et  J.  Pierre,  brochure,  en  colla" 
koration  avec  M.  Lucien  Moreau  ....     0  40 

L'Action  française.  Ses  origines  et  sa  doctrine ^ 

brochure 0  20 

Notes  sur  la  Roumanie.  Un  vol.  in-16  double- 
couronne,  broché,  avec  16  photo-irr.iviires 
hort  lexle -     > 


LÉON  DE   MONTESQUIOU 


1870 


LES     CAUSES     POLITIQUES 


DU    DÉSASTRE 


NOUVELLE  LIBRAIRIE  NATIONALE 

11,     RUE     DE     MÉDICIS     —     PARIS       _  (7  ^ 


MCMXV 


i^'^^î^r 


Toui  drolU  dt  reproduction,  de  traducUon  cl  d.adâpUtion  réaerré» 
pour  tous  paya. 


SUR   LA  TOMBE    DE   MONTESQUIOD 


Feuillets  écrits  pour  servir 
de  préface  à  la  deuxième 
édition  de  «  1870  »,  mise 
sous  presse  au  moment  où 
l'auteur  du  livre  combattait 
et  tombait  en  Champagne. 

V 


COMTE  LÉON  DE  MONTESQUIOU-FESENZAC 

1873-1915 

ENGAGÉ    EN  1914    POUR   LA   DUREE    DE    LA   GUERRE 

LIEUTENANT 

AU    2*   RÉGIMENT   DE   LA    LÉGION    ÉTRANGÈRE 

TOMBÉ    AU    CHAMP    d'hONNEUR 

LE    25    SEPTEMBRE    1915 

DEVANT    SOUAIN  EN    CHAMPAGNE 


SUR  LA  TOMBE  DE  MONTESQUIOU 


iSlO.  Montesquieu  en  avait  dégagé  la  leçon 
politique.  Il  l'a  donnée  dans  ce  livre  bref  et 
puissant.  Montesquiou  voyait  les  événements 
proches  :  il  appelait  les  Français  à  se  prémunir 
contre  les  causes  de  leur  faiblesse  passée.  Peu 
de  mois  avant  la  guerre,  il  offrait  ces  feuillets 
aux  patriotes.  On  les  lut  passionnément,  surtout 
pendant  cette  longue  période  qui  va  des  batailles 
de  Flandre  à  la  préparation  de  l'offensive  en 
Champagne.  En  juin,  il  ne  reste  plus  un  exem- 
plaire rue  de  Médicis. 

Réimprimez,  demande  Montesquiou  à  ses 
amis.  L'armée  a  retrouvé  sa  force,  malgré  les 
fautes  politiques  qui  l'avaient  affaiblie  avant  la 
guerre.  Mais  l'État  demeure  dans  la  même  fai- 
blesse. Si  les  huit  cents  têtes  qui  le  composent 
(ou  qui  se  le  disputent)  se  sont  courbées  pendant 

—  5  — 


SUR    LA   TOMBE 


quelques  mois  sous  la  dictature  du  patriotisme, 
les  voici  qui  s'échauffent  de  nouveau  et  qui 
reproduisent  l'agitation  criminelle  de  1869  et 
de  1905.  Montesquiou  se  prépare  à  l'offensive 
contre  l'Allemand  armé.  Il  demande  que  sa 
pensée  agisse  à  l'intérieur  contre  ces  agités, 
serviteurs  inconscients  ou  conscients  du  Roi  de 
Prusse,  qui  rongent  les  ailes  de  la  Victoire  au 
moment  qu'elle  va  s'élancer. 

Le  livre  fut  remis  sous  presse  dans  le  temps 
même  où  se  déclanchait  l'action  de  Champagne. 

Cette  nouvelle  édition  d'une  grande  leçon, 
nous  ne  pouvons  aujourd'hui  que  la  déposer  sur 
le  tombeau  de  Montesquiou.  L'ami,  le  maître, 
le  chef,  est  tombé  glorieusement  aux  combats 
de  Champagne.  C'est  la  gloire  de  tous  ceux 
qui  l'ont  aimé  et  suivi.  Mais  quelle  affreuse  tris- 
tesse leur  apporte  cette  gloire!  Montesquiou 
meurt  pour  la  France.  Mais  combien  Tcùt-il 
plus  servie  s'il  avait  vécu?  Ce  grand  soldat, 
c'était  une  intelligence  merveilleusement  équi- 
librée, c'était  aussi  une  volonté  fortement  trem- 
pée, au  service  d'une  conscience  extraordinaire- 
ment  avertie  des  destinées  françaises. 

Chacun  sait  que  Montesquiou  ne  peut  donner 

—  6  — 


DE   MONTESQUIOU 


sa  mesure  dans  cette  attitude  d'opposant  où  se 
trouvent  obligés  les  meilleurs  des  patriotes  dans 
la  démocratie.  La  France  retrouvant  ses  desti- 
nées, ses  traditions,  ses  Princes,  Montesquiou 
devait  devenir  un  de  ses  plus  grands  serviteurs. 
Ceux  qui  l'ont  vu  dans  quelques  circonstances 
où  ces  grands  services  étaient  esquissés  ont 
pressenti  la  puissance  qu'auraient  eue  sa  pensée 
et  sa  volonté  dans  les  conseils  de  l'Europe. 
Combien,  au  cours  de  cette  guerre,  ont  pensé  à 
la  direction  décisive  qu'il  aurait  donnée  aux 
conversations  balkaniques  et  danubiennes? 
Prestige  du  nom  et  des  alliances?  Les  malheu- 
reux qui  s'insurgent  contre  ce  prestige  ne  com- 
prennent pas  qu'il  exprime  le  plus  clair  des 
phénomènes  sociaux.  Exception  faite  pour  les 
déchéances  individuelles,  ce  prestige,  que  repré- 
sente-t-il,  sinon  des  aptitudes  héréditaires?  A 
cette  hérédité  de  choix,  Montesquiou  ajoute  les 
plus  hautes  qualités  personnelles. 

Sa  pensée  est  une  des  plus  fermes  et  des  plus 
hautes  de  notre  temps.  Devant  sa  tombe,  nous 
sommes  éblouis  par  le  geste  du  soldat.  Certains 
sépareront  cette  mort  glorieuse  de  la  vie  réflé- 
chie de  Montesquiou.  Mais  sa  vie  et  sa  mort  sont 


8L/ i(    i'A     io.iiitc 


inséparables!  L'une  et  l'autre  sont  commandées 
par  la  même  pensée.  Lisez  donc  le  litre  imprimé 
sur  l'un  de  ses  premiers  livres  :  le  Salut  public. 
Ces  mots,  ne  pensez-vous  pas  qu'ils  peuvent  être 
gravés  sur  la  pierre  tombale  de  Souain? 

Oui,  Montesquiou,  c'est  une  âme,  une  pensée, 
une  volonté  vouées  au  Salut  public.  Une  belle 
unité  ordonne  sa  vie  et  sa  mort.  II  est  né  pour 
servir  le  pays.  Sa  vie  comportera  quelques  fortes 
amitiés,  de  fidèles  affections,  et  une  passion  cen- 
trale, la  France.  Mais  cette  passion,  Montes- 
quiou  l'a  voulue  lucide,  connaissant  exactement 
ses  raisons  et  ses  moyens  d'agir. 

Servir,  oui.  Selon  quelles  lois?  (et  pour  lui  la 
question  se  pose^  sous  quels  princes? 

Ce  statut  de  l'Action  française  :  chercher  la 
vérité  politique  et  les  bases  de  l'ordre  hors  des 
sentiments  privés,  des  préjugés,  des  préférences 
personnelles,  c'est  bien  celui  de  Montesquiou. 
Ouvrez  ses  livres,  le  Salut  public,  les  Raisons  du 
Nationalisme j  et  ses  études  magistrales  sur  Comte 
et  Le  Play,  vous  verrez  une  intelligence  qui  refuse 
d'être  serve  des  habitudes  de  la  vie  ou  môme  de 
la  pensée,  et  qui  ne  veut  prendre  de  décisions 
que  selon  les  lois  de  la  raison.  L'intelligence  ne 
cherche  pas  à  dire  éloquemment  ce  qui  platl  à 


DE   MONTESQUIOU 


l'homme  et  au  gentilhomme,  elle  cherche  la 
vérité. 

Lorsque  Maurras  lui  présente  l'aboutissement 
de  cette  recherche,  si  Montesquiou  résiste 
d'abord,  c'est  pour  redécouvrir,  avant  de  l'ac- 
cepter, cette  conclusion.  Plus  que  d'autres  peut- 
être,  il  sera  en  défiance  devant  des  conclusions 
pour  lesquelles  il  se  découvrira  des  préférences 
oubliées.  Conclure  à  la  monarchie,  avec  Maurras? 
Ce  ne  sera  pas  sans  un  examen  rigoureux,  total. 

Montesquiou  fut  maître  dans  l'art  de  penser 
purement,  dans  l'art  de  dégager,  si  l'on  peut 
dire,  la  pensée  de  la  chair,  et  de  communiquer 
avec  l'intelligence  d'autrui  en  dehors  des  arti- 
fices littéraires.  Ses  livres  ont  la  sévérité, 
presque  la  sécheresse,  des  livres  de  science. 
Montesquiou  enseigne,  démontre  et  conclut. 
Mais  dans  la  force  de  la  démonstration,  de 
l'enseignement,  dans  le  martèlement  des  mots, 
lorsqu'il  parle,  on  sent  l'ardente  passion  qui  le 
soulève.  Il  ne  m'appartient  pas  de  parler  de 
l'œuvre  de  Montesquiou.  Je  ne  veux  penser 
qu'aux  moteurs  qui  l'animent  comme  ils  animent 
sa  vie.  Je  veux  me  rappeler  l'homme  qui  aboutit 
au  sublime  pendant  la  bataille  de  Champagne. 

Cette  intelligence,  cet  amour  de   la  France, 

—  9  — 


SUR    LA    TOMBE 


cette  volonté,  qui,  dans  Tordinaire  de  la  vie, 
apparaissent  successivement,  soudain,  dans  ces 
circonstances  où  la  mort  entoure  Thomme  de 
toutes  parts,  vous  les  voyez  s'unir  étroitement 
pour  réaliser  l'héroïsme  parfait. 

Montesquiou  était  une  des  plus  belles,  des 
plus  fortes  volontés  que  nous  ayons  connues. 
Son  but  défini,  ses  moyens  déterminés,  sa  déci- 
sion prise,  il  avance,  avec  un  mépris  total  de 
l'obstacle.  Il  était  de  ces  hommes  qui  imposent 
la  confiance,  parce  que  l'on  sait  qu'ils  triomphe- 
ront de  tout,  car  leur  regard  et  leur  geste  disent 
que  rien,  rien  ne  les  arrêtera. 

Ceux  que  commandait  Montesquiou  étaient 
pleins  de  cette  confiance,  par  laquelle  ils  parti- 
cipaient à  la  volonté  de  leur  chef.  La  mort  de 
Montesquiou,  ce  grand  sacrifice  si  librement 
décidé,  quelle  image  où  sont  gravées  les  qua- 
lités maîtresses  de  l'homme  et  du  soldat! 

A  la  veille  de  l'action,  il  est  prêt.  Il  repasse 
sa  vie,  il  se  prépare  à  la  mort,  dans  une  longue 
«  oraison  mentale  »,  comme  a  dit  Maurras,  où 
son  ordonnance  le  trouve  absorbé,  pendant  la 
veillée  des  armes. 

Puis  c'est  l'assaut,  la  vague  irrésistible,  et 
soudain  apparaît  cette  espèce  de  roc  où  la  vague 

-  iO  — 


DE   MONTESQUIOU 


va  se  briser  si  elle  ne  le  renverse.  Je  demande 
aux  amis  de  Montesquiou  de  concentrer  ici  leur 
méditation  :  qu'ils  connaissent  toute  la  force 
d'âme  qui  va  se  manifester.  Cet  obstacle  est  un 
des  plus  terribles  de  la  guerre  :  un  abri  de  mitrail- 
leuses, dissimulé,  construit  pour  prendre  de  flanc 
l'assaillant  qui  a  pénétré  dans  les  lignes.  Com- 
bien de  braves  se  sont  arrêtés  devant  ce  barrage 
qui  distribue  la  mort  avec  une  précision  mathé- 
matique !  Je  vous  supplie  de  voir  là  Montes- 
quiou dans  toute  la  grandeur  de  son  sacrifice. 
C'est  l'instant  de  l'arrêt,  où  le  chef  hésite  à 
lancer  sa  compagnie  à  la  mort,  où  la  troupe 
hésite  à  afi*ronter  cette  mort  certaine.  Ce  court 
instant  est  pour  Montesquiou  non  l'hésitation, 
mais  la  suprême  méditation,  le  calcul,  la  déci- 
sion. Pourrai-je  vous  le  dire?  Dans  cette  terrible 
mêlée,  j'imagine  Montesquiou,  calme,  lucide, 
résolu  ;  je  lis  sur  son  visage  ses  pensées  :  Il  faut 
passer;  attirer  le  feu  de  l'ennemi  sur  moi-même, 
et  Ton  passera.  C'est  la  mort.  Je  le  veux.  Il  faut 
passer.  En  avant.  —  Il  demande  des  volontaires. 
Quelques-uns  répondent.  Il  s'élance  à  leur  tête. 
Il  tombe.  Alors,  d'un  seul  coup,  sa  passion,  sa 
volonté  s'imposent  à  sa  troupe.  Chacun  a  com- 
pris le  sacrifice  de  Montesquiou  :  il  ne  sera  pas 

—  11  — 


SUR    LA    TOMBK   DE   MONTESgUlOU 


vain.  Un  bond  formidable,  une  ruée  qui  sur- 
monte tout  :  la  mitrailleuse  est  prise,  officier 
et  servants  tués  sur  place.  La  compagnie  Mon- 
tesquiou  a  dépassé  Tobstacle. 

Ainsi  meurt  Montesquiou.  Pour  que  sa  pensée, 
son  action  soient  continuées.  Tout  le  temps  que 
durera  la  lutte  contre  l'ennemi.  Il  est  tombé  pour 
que  cent  hommes  bondissent  par-dessus  son 
corps.  Le  maître,  l'ami  que  nous  pleurons,  c'est 
un  chef  dont  la  mort  décuple  la  puissance. 

Soulevez  la  couronne  de  fer  qu'a  fait  placer 
sur  sa  tombe  la  Ligue  dont  il  était  le  chef  :  Ici 
repose....  îl   faut  lire  sous  l'inscription  ritnelîf*  : 

Ici  commande  Montesquiou  :  Il  faut  passer. 

En  campa j*n»  F<  ,    i.rni.r»  *oi5 


AVANT- PROPOS 


Les  pages  qui  suivent  n'ont  pas  besoin  de 
commentaire,  La  leçon  d'histoire  qu'elles  ren- 
ferment est  assez  éloquente  par  elle-même. 
Elle  confirme  la  maxime  :  Politique  d'abord. 
Pourquoi  n  étions-nous  pas  prêts  au  moment 
de  la  guerre  de  1870  ?  Politique.  Pourquoi 
la  Prusse  nous  a-t-elle  dominés  ?  Politique. 
En  France^  le  régime  existant  alors  était  un 
régime  demandant  son  appui^  je  dirai  plus, 
sa  direction  à  l'opinion  .  Dans  les  années  qui 
précèdent  1870,  V Empire  se  prépare,  il  est 
vrai,  à  la  guerre.  Mais  à  quelle  guerre  P  A  la 
guerre  des  partis,  à  la  bataille  électorale. 
C'est  à  vaincre  sur  ce  terrain,  à  se  faire  plé- 
bisciter, que  le  gouvernement  donne  tout  son 
soin.  Il  se  soumet  donc  aux  lois  de  cette  lutte. 


AVANT- PROPOS 


T entends  qu'au  lieu  de  diriger  V opinion,  el 
dépasser  outre  si  l'opinion  se  trompe  et  per- 
siste dans  son  erreur,  le  gouvernement  s'aban- 
donne  à  celte  opinion,  s'incline  devant  elle. 
Pour  gagner  des  électeurs  il  renonce  à  exi- 
ger les  sacrifices  nécessaires  au  salut  du  pays. 
Bref  la  France  jouit  d'un  régime  dit  démo- 
cratique. 

Pendant  ce  temps  le  gouvernement  en 
Prusse  est  une  monarchie  héréditaire.  //  en 
résulte  que  celui  qui  gouverne  n'est  pas  à  la 
remorque  des  gouvernés,  mais  à  leur  tête.  On 
verra  que  cela  seul  a  permis  le  triomphe  de 
la  Prusse. 


i 


1870 

LES    CAUSES    POLITIQUES 
DU    DÉSASTRE 


PREMIÈRE     PARTIE 


CHAPITRE   PREMIER 

LEb   JAURÈS    D'AUTREFOIS 

Les  luttes  parlementaires  de  1913  autour 
de  la  loi  de  trois  ans  ont  fait  reparler  dés  dé- 
bats sur  le  recrutement  de  Tarmée  de  décem- 
bre 1867  et  janvier  1S68.  On  a  cité  une  fois 
de  plus  le  mot  de  Jules  Favre  :  Nous  ne 
voulons  pas  faire  de  la  France  une  caserne^ 
et  la  réplique  du  maréchal  Niel  :  Prenez  garde 


8  1870 

d'en  faire  un  cimelière.  Réplique  que  d*ail- 
Icurs  M.  Emile  Ollivier  conteste.  «  J*étais  pré- 
Ben  t  ,  —  écrit-il  dans  son  Empire  libérai^  — 
et  je  n*ai  pas  entendu  ce  propos.  Je  ne  Tai 
pas  non  plus  retrouvé  au  Moniteur  Universel 
et  aucun  de  ceux  qui  l'ont  cité  n'a  pu  m'indi- 
qucr  où  il  l'avait  pris.  »  Les  paroles  du  ma- 
réchal Niel  ne  figurent  pas,  en  effet,  au 
Moniteur  Universel.  Mais  il  semble  bien 
néanmoins  qu'elles  ont  été  prononcées.  Voici, 
en  effet,  ce  que  M.  Germain  Bapst  écrit  dans 
son  ouvrage  sur  le  maréchal  Canrobert  '  : 
«  C'était  le  2  janvier  1868  ",  au  Corps  légis- 

1.  Le  maréchal  Canrobert^  tome  IV,  page  71. 

2.  Dans  le  numéro  de  V Intermédiaire  des  Chercheurs 
et  des  Curieux  du  20  avril  1913,  M.  Bapst  rectifie  cette 
date  et  déclare  qu'il  faut  placer  l'incident  au  12  décembre 
1867.  C'est  aussi  cette  date  que  denne  le  commandant 
J.  de  La  Tour  dans  son  livre  sur  le  maréchal  Niel. 
Mais  je  ne  crois  pas  que  l'incident  en  question  ait  pu 
M  passer  ce  jour-là.  Si  l'on  se  reporte  au  Moniteur 
Universel  on  voit»  en  effet,  que  le  maréchal  Niel  n'est 
pas  présent  à  cette  séance  de  la  Chambre,  et  pour 
cause,  puisqu'il  parle  à  ce  moment  même  au  Sénat. 


LES    JAURÈS    d'autrefois  9 

latif  ;  il  pouvait  être  cinq  heures  du  soir  ;  le 
maréchal  Niei,  à  la  tribune,  défendait  Torga- 
nisation  de  la  garde  mobile  ;  il  était  à  la  fm 
de  son  discours  et  déclarait  que  les  périodes 
d'exercices  étaient  indispensables. 

«  Alors,  Jules  Favre  cria  de  sa  place  : 
«  Vous  voulez  donc  faire  de  la  France  une 
caserne  ?  » 

«  Se  retournant  lentement  vers  Tinterrup- 
teur  le  maréchal  répondit  d'une  voix  basse  : 
«  Et  vous,  prenez  garde  d'en  faire  un  cime- 
tière... » 

«  A  ces  mots,  une  rumeur  se  produisit 
dans  la  salle,  et  plusieurs  députés,  dont 
M.  Stéphen  Liégeard,  vinrent  serrer  la  main 
du  maréchal  Niel,  et  la  séance  continua.  Dans 
la  soirée,  le  chef  des  rédacteurs  demanda  au 
commandant  d'Ornant,  aide  de  camp  du  mi- 
nistre, —  actuellement  général,  —  qui  corri- 
Igeait  les  épreuves  du  discours,  s'il  ne  jugeait 
pas  convenable  de  supprimer  complètement 
l'interruption  qui  produirait  une  émotion 
profonde  sur  l'opinion.  L'aide  de  camp  alla 


10  1870 

en  référer  au  maréchal,  qui  ne  fit  aucune 
objection,  et  c'est  ainsi  que  le  commandant 
d'Ornant  biiïa  le  fameux  mot  que  les  événe- 
ments devaient  rendre  célèbre.  » 

Quoi  qu'il  en  soit  du  mot  de  Favre  et  de  la 
réplique  du  maréchal  Niel,  ce  qui  est  certain 
c'est  qu'ils  résument  parfaitement  les  obser- 
vations présentées  par  les  adversaires  et  les 
défenseurs  de  la  loi  en  question. 


* 


Quand  on  parle  de  ces  débats  de  1867,  on 
a  l'habitude  de  dauber  l'opposition.  C'est 
parfait.  L'opposition  était  composée  de  cer- 
velles folles,  on  pourra  en  juger  tout  à  l'heure. 
Mais  il  est  une  chose  essentielle  qu'il  ne  faut 
pas  oublier  :  c'est  que  l'opposition  n'a  pas 
empêché  le  vote  de  la  loi.  La  loi  telle  que  le 
gouvernement  la  présentait,  —  après,  il  est 
vrai,  quelques  changements  exigés  par  la 
commission  de  la  Chambre,  mais  auxquels 


LES    JAURÈS    d'autrefois  1  1 

le  ministère  avait  fini  par  adhérer,  —  la  loi 
fut  votée  par  deux  cents  députés  contre 
soixante,  et  par  cent  vingt-six  sénateurs  con- 
tre un.  Si  1  opposition  a  prononcé,  pendant 
les  débats  des  paroles  insensées,  ce  ne  sont 
donc  point  ces  paroles  qui  nous  ont  menés 
à  la  catastrophe.  Sedan,  c'est  l'Empire  et 
l'Empire  seul,  voilà  ce  qu'il  ne  faut  pas 
perdre  de  vue 

Mais  pour  le  moment,  ce  n'est  pas  de 
l'Empire  c'est  de  l'opposition  républicaine 
qut  je  veux  m'occuper.  J'ai  lu  dans  le  Mo- 
niteur Universel^  ces  débats  de  décembre 
1867-janvier  1868.  Je  savais  bien  que  dans 
les  aiscours  des  Jules  Simon,  Jules  Favre, 
Emile  Ollivier.  je  trouverais  des  sottises.  Je 
ne  croyais  pas  que  ces  sottises  eussent  com- 
posé un  tel  monument.  C'est  plus  beau  que 
ce  qu'on  peut  lire  dans  VHumanilé.  Je  dis 
que  c'est  plus  beau  parce  que  chez  Jaurès  et 
ses  acolytes,  on  voit  la  grimace.  Ce  sont  des 
industriels  de  la  politique,  ou  des  stipendiés 
de  l'Étranger,  qui  font  leur  métier.  Ce  ne 


I 


12  1870 

sont  pas  des  naïfs.  Tandis  que  les  républi- 
cains de  1867,  quand  ils  parlent  des  milices, 
quand  ils  déclarent  qu'il  faut  désarmer, 
quand  ils  demandent  :  «  Mais  qui  est-ce  qui 
nous  menace  ?  »  on  peut  croire  qu'ils  sont 
sincères  ! 

On  connaît  leur  cliché,  qui  a  été  repris  par 
Jaurès.  Jules  Simon  l'a  résumé  ainsi  :  «  Sup- 
primer les  armées  permanentes.  Armer  la 
nalion  entière.  »  Là-dessus,  avec  ses  amis, 
Simon  présente  un  contre-projet  où  l'armée 
suisse  est  prise  comme  modèle.  Suppression 
de  l'armée.  Constitution  d'une  milice.  Exer- 
cice le  premier  et  le  troisième  dimanches  de 
chaque  mois.  Une  fois  tous  les  six  ans,  une 
période  de  manœuvres  qui  durerait  trois 
mois  :  voilà  les  grandes  lignes.  Ecoutons 
Jules  Simon  défendre  son  projet  :  «  //  man- 
que pourtant  quelque  chose,  —  déclare-t-il, 
—  à  notre  armée  ainsi  conçue  :  c'est  Vespril 
militaire.  Je  le  reconnais  tout  le  premier. 
Cette  armée  est  une  armée  de  citoyens  qui 
se  réunissent  pour  défendre  le  pays  et  pour 


LES   JAURÈ3    d'autrefois  13 

maintenir  tordre.  Ce  nesl  à  aucun  degré 
une  armée  de  soldais... 

«  Quand  je  dis  que  F  armée  que  nous  vou- 
ions  faire  sérail  une  armée  de  ciloijens^  et 
qu'elle  n'aurait  à  aucun  degré  l'esprit  mili- 
taire, ce  n'est  pas  une  concession  que  je  fais, 
c*est  une  déclaration,  et  une  déclaration  dont 
je  suis  heureux,  car  précisément,  c'est  pour 
qu'il  n'y  ait  pas  en  France  d'esprit  militaire, 
pour  qu'il  n' g  ait  pas  dans  la  nation  un  corps 
d'hommes  aganl  des  habitudes,  des  idées,  des 
sentiments  différents  de  ceux  de  la  nation  en- 
tière, pour  qu'il  ng  ait  pas  une  armée  qu'on 
vuisse,  à  chaque  instant,  lancer  contre  les 
pays  étrangers  et  peut-être  même,  dans  des 
jours  néfastes,  contre  notre  propre  pags, 
c'est  pour  qu'on  soit,  je  ne  dirai  pas  dans  la 
nécessité  d'aimer  la  paix,  mais  dans  V impos- 
sibilité de  l'enfreindre,  c'est  pour  cela  préci- 
sément qu'au  lieu  d'une  armée  imbue  d'esprit 
militaire ,  nous  voulons  avoir  une  armée  deci- 
togens,  qui  soit  invincible  chez  elle  et  hors 
d'état  déporter  la  guerre  au  dehors.  » 


14  1870 

Le  baron  Vast-Vimeux:  «//  n' g  a  pas  d'ar- 
mée sans  esprit  mililaire  !  » 

Jules  Simon  :  «  Vous  me  faites  rhonneur 
de  me  dire  qui!  n'ij  a  pas  d'armée  sans  esprit 
militaire.  Je  comprends  parfaitement  votre 
interruption;  je  f  accepte.  S'il  ny  a  pas  d'ar- 
mée sans  esprit  militaire,  je  demande  que 
nous  ayons  une  armée  qui  n'en  soit  pas 
une.   » 

Voici  Jules  Favre  qui  vient  à  la  rescousse  : 
«  Quant  à  moi  y  déciare-t-il,  reprenant  ce  que 
tout  à  r heure  disait  mon  honorable  ami  Jules 
Simon,  je  suis  convaincu  que  la  nation  la  plus 
puissante  est  celle  qui  irait  le  plus  près  du 
désarmemen!.,,  La  nation  qui  désarmerait  au- 
rait pour  elle  les  sympathies  de  toutes  les 
populations  qui  souffrent  de  Vexagération 
des  armements.  Soyez-en  sârs,  nos  véritables 
alliés,  ce  sont  les  idées,  c'est  la  justice,  c'est 
la  sagesse.  Voici  surtout  sur  quoi  nous  devons 
avoir  les  yeux  ouverts  :  n'agissons  pas  en 
vertu  de  nécessités  contingentes  qui  peuvent 
tromper,  mais  en  vertu  de  principes  immua- 


LKS    JAURES    D  AUTRE  FOIS  1  5 

Lies  et  élernels,  que  Von  peut  féconder  à  son 
profit.  » 

L^excuse  —  si  cela  en  est  une  —  de  telles 
insanités,  c'est  que  ceux  qui  les  prononçaient 
ne  croyaient  pas  à  la  guerre.  «  Je  suis  de 

MX,  disait  Jules  Simon,  qui  pensent  que 
f  Allemagne,  complètement  unie,  sera  moins 
redoutable  pour  nous  que  la  confédération 
du  Nord  soumise  à  r hégémonie  de  la  Prusse. 
Je  compte  sur  les  tendances  démocratiques 
qui  ne  manqueront  pas  de  se  faire  jour  dans 
an  parlement  vraiment  allemand.  »  «  L*^//e- 
ma^rzf.  —  disait  de  son  côté  un  autre  député, 
Maurice  Richard,  —  est-ce  qu'elle  nous  me- 
nacef  En  aucune  façon,  ^i  Donc  ils  necroydiient 
pas  à  la  guerre,  ou  plutôt  ils  raisonnaient 
ainsi  •  il  y  aura  guerre  si  nous  armons.  Pour 
avoir  la  paix,  il  faut  désarmer.  C'est  ce  que 
Julos  Simon  appelait  :  «  placer  résolument 
Vorganisalion  de  la  paix  en  face  de  l'orga- 
nisation de  la  guerre.  »  Oui,  il  faut  désarmer, 
car,  ajoutait  le  même  Jules  Simon,  «  vous 
n'avez  pas  d'autre  moyen  de  rassurer  l'Eu- 


16  1870 

rope.  »  (Très  bien,  très  bien,  sur  les  bancs 
à  gauche.)  Et  lorsqu'un  des  orateurs  résu- 
mait la  pensée  de  la  minorité  par  cette 
déclaration  :  «  Donnons  l'exemple  du  désar- 
memenl,  toules  les  nations  voisines  nous  imi- 
teronl,  —  C'est  positif  )>,  s'écriait  Garnier- 
Pagès. 


Il  y  en  a  un  dont  je  n'ai  pas  encore  parlé, 
car  il  mérite  un  paragraphe  pour  lui  tout 
seul.  C'est  Emile  Oliivier. 

Dans  son  dixième  volume  sur  V Empire  /i- 
béral^  Emile  Oliivier  cite  une  partie  du  dis- 
cours qu'il  prononça  dans  ces  débats  de  1867. 
A  la  suite  de  quoi  il  fait  un  mea  culpa.  11  re- 
connaît qu'il  «  y  a  des  erreurs  dans  ce  dis- 
cours». Mais  de  quelle  taille  sont  ces  erreurs? 
11  est  difficile  au  lecteur  d'en  juger,  car  ce  que 
Emile  Oliivier  donne  de  son  discours,  c'est 
ce  qu'il  y  a  de  plus  présentable.  Je  vaisrépa- 


LES   JAURÈS    D'AUTREFOIS  17 

rer  la  lacune  et  citer  ce  qu'il  passe  sous  si- 
lence. 

Emile  OUivier,  lui,  ne  s'est  pas  prononcé, 
comme  les  Jules  Simon  et  les  Jules  Favre, 
pour  les  milices.  Mais  il  a  néanmoins  com- 
battu la  loi  qu'on  présentait.  Et  par  quels  ar- 
guments ?  On  va  voir. 

«  Nous  restons,  déclarait-il,  en  face  d'une 
loi  donl  le  principe  est  celui-ci  :  les  armées 
de  la  France,  que  fai  toujours,  pour  mon 
compte,  trouvées  trop  nombreuses,  sont  in- 
suffisantes. Leur  effectif  doit  être  augmenté 
et  porté  à  un  chiffre  exorbitant.  Mais  pour- 
quoi donc  ?  Quon  nous  le  dise.  Ou  est  la  né- 
cessité? Ou  est  le  péril  ?  Qui  nous  menace  ? 
Qui  nous  inquiète  ?  Personne.  (Interruptions.) 

«  Non  !  personne  ne  nous  menace,  nulle 
pari,  il  n'y  a  un  péril.  (Rumeurs.) 

«  Personne  ne  veut  nous  provoquer,  nous 
déclarer  la  guerre.  (Bruit.)  » 

C'est  en  armant,  c'est  en  nous  montrant 
par  là  belliqueux,  que  nous  marchons  infail- 
liblement vers  la  guerre,  explique-t-il,  puis 

Moutcsquiou,  1870.  2 


18  1870 

il  conclut  :  «  Deux  seuls  moyens  existent 
pour  conjurer  celle  calamité  :  de  la  part  du 
gouvernement^  un  retour  sur  lui-même^  une 
résolution  décisive  et  finslilulion  d'un  gou- 
vernement constitutionnel  et  libéral  à  laplace 
d'un  gouvernement  personnel. 

«  De  la  part  du  pays,  de  votre  part  à  vous, 
qui  le  représentez  officiellement,  Vobligation 
de  repousser  une  loi  dont  V utilité  est  au  moins 
douteuse,  qui  nest  certainement  pas  néces- 
saire, et  qui,  quoi  que  vous  disiez  et  quoi  que 
vous  fassiez,  en  France  et  en  Europe,  signi- 
fie  :  guerre, 

«  Pour  moi,  je  n'hésite  pas,  je  voterai 
contre  la  loi  ;  car  je  persiste  dans  ma  ma- 
nière de  voir  sur  les  événements  accomplis  : 
je  n'aurais  pas  voulu  qu'on  les  provoquât, 
j'aurais  désiré  que  la  Prusse  les  accomplît 
sans  violence  ;  mais  ces  réserves  faites,  je  re- 
connais en  eux  un  épanouissement  du  prin- 
cipe de  la  souveraineté  populaire,  une  appli- 
cation nouvelle  des  idées  de  la  Révolution, 
et  je  ne   les  trouve  dangereux  que  si  nous 


LES   JAURÈS    d'autrefois  19 


voulons  opposer  un  obstacle  artificiel  à  leur 
développement  national, 

«  Que  m'importe  qu'on  me  dise  et  qu'on 
me  répète  avec  passion  :  «  Soyons  Français, 
ne  soyons  ni  Allemands,  ni  Italiens.  »  0«/, 
messieurs^  soyons  Français^  mais  ne  croyons 
pas  que  ce  soit  une  manière  noble  d'être  Fran- 
çais que  d'empêcher  les  Allemands  d'êére  Al- 
lemands, et  les  Italiens  d'être  Italiens,  (Ap- 
probations à  la  gauche  de  l'orateur.)  »  Je  me 
demande  pourquoi  pas  à  droite  également  • 
n'est-ce  pas  là,  en  effet,  le  principe  des  na- 
tionalités défendu  par  Napoléon  111  ? 

«  Application  des  idées  de  la  Révolution.  » 
Emile  OUivier  a  prononcé  le  mot.  Oui,  tou- 
tes cos  gigantesques  sottises  que  nous  venons 
de  transcrire,  ce  sont  les  idées  de  la  Révolu- 
tion, mais  émises  à  un  moment  où  la  réalité 
allait  leur  infliger  un  tragique  démenti.  Ce- 
pendant, ces  sottises  —  j'y  insiste,  car  cela 
est  d'importance  —  n'ont  pas  empêché  la  loi, 
présentée  par  le  gouvernement,  d'être  votée. 
Ce  n'est  donc  pas  parce  qu'il  a  été  proféré  de 


20  1870 

telles  folies  que  la  responsabilité  du  gouver- 
nement peut  être  partagée. 

Mais  ces  hommes  qui  avaient  proféré  ces 
folies,  qui  s'étaient  montrés  si  aveugles  sur 
les  réalités,  qui  avaient  fait  éclater  leur  ab- 
solue incompétence,  leur  nullité  en  politique, 
et  dont  la  sotte  cervelle  était  un  danger  pu- 
blic, que  sont-ils  devenus  ?  Deux  ans  après, 
Emile  Ollivier  était  appelé  par  Napoléon  III 
h  la  présidence  du  Conseil  ;  quelques  mois 
plus  tard,  Jules  Simon,  Jules  Favre,  Garnier- 
Pagès  entraient  dans  le  gouvernement  de  la 
Défense  nationale. 

Voilà  ce  qu'il  faut  se  rappeler  pour  la  honte 
de  l'Empire  et  de  la  République  '. 

1.  Les  textes  cités  dans  ce  chapitre  sont  extraits  du 
Uonileur  Universel,  u"  des  20,  21,  22  décembre  1867. 


CTTAPTTRE    II 


LA  LEVÉE  EN  MASSF 


Parlant  après  Jules  Simon  et  voiil ml  le 
réfuter,  le  maréchal  Niel  lui  prête  cette  dé- 
claration :  «  Savez'vous  ce  quil  faut  pour 
faire  un  bon  soldai  ?  Vous  ne  le  savez  pas, 
moi  je  le  sais  :  il  faul  qu'il  fasse  sortir  avec 
enthousiasme  de  sa  poitrine  le  cri  de  :  Vive  la 
liberté  I  »  Ce  résumé  de  son  discours  Jules 
Simon  sans  doute  Ta  trouvé  exact  puisqu'il 
n'a  pas  réclamé. 

Il  n'eût  pu  d'ailleurs  renier  cette  déclara- 
tion, car  elle  est  bien  conforme  à  sa  pensée. 
Ecoutez,  pour  en  juger,  ces  paroles  pronon- 
cées par  lui  :  «  Ce  qui  a  fait  la  force  de  Var^ 
mée  française  autrefois  et  sa  plus  grande 
puissance^  c'est  la  cause  sacrée  qu'elle  avait 


22  1870 

à  défendrCy  une  cause  qui  élail  un  objet  (T en- 
vie pour  ceux  qui  se  ballaienl  contre  nous,  et 
pour  nous  la  source  puissante  et  féconde  de 
V enthousiasme.  Oui,  messieurs,  il  n'y  a  qu*une 
cause  qui  rende  une  armée  invincible  e/,  mal- 
heureusement, cette  cause  n'est  pas  celle  que 
nous  défendons  en  ce  moment  ;  cette  cause, 
cesl  la  liberté,   » 

En  somme,  la  pensée  des  Simon  et  des 
Favre  était  celle-ci  :  d'abord  qu'il  n'y  avait 
pas  de  danger  ;  que  personne  ne  nous  mena- 
çait. Ensuite  qu'à  supposer  môme  qu'une 
guerre  éclatût,  la  levée  en  masse  suffirait.  A 
une  condition  cependant  :  c'est  que  nos  sol- 
dats fussent  enthousiasmés,  électrisés  par  la 
pensée quece  qu'ils  avaient  à  défendre,  c'était 
la  cause  de  la  liberté.  Or,  ils  ne  pouvaient 
être  mus  par  cette  pensée  sous  le  gouverne- 
ment de  l'Empire,  qui  était  un  gouvernement 
despotique.  Ce  qui  devait  rendre  notre  armée 
invincible,  ce  n'est  donc  pas  une  préparation 
quelconque  militaire,  mais  uniquement  Tex- 
icnsion  des  HJbcrtés^  politiques. 


LA  LEVÉB    EN    MASSE  23 

Derrière  ces  folies,  ce  qu'il  y  avait,  c'est  la 
légende  des  volontaires  de  92.  Il  était  entendu 
que  ces  volontaires,  sans  aucune  préparation, 
avaient  vaincu  l'Europe,  parce  que  la  grande 
cause  de  la  Révolution  qu'ils  servaient  avait 
rendu  leur  élan  irrésistible. 

Cette  légende  des  volontaires  de  92  avait 
pourtant,  dans  ces  débats  de  1867-1868,  été 
on  ne  peut  mieux  réfutée.  J'ai  rapporté  pré- 
cédemment des  discours  de  la  plus  profonde 
sottise.  Écoutons  à  présent  la  voix  de  la  rai- 
son : 

«  Ne  vous  reposez  pas,  le  cas  échéant,  dé- 
clara par  exemple  le  baron  Jérôme  David, 
sur  le  recours  aux  troupes  inexpérimentées 
pour  remplacer  nos  excellents  soldats  ;  les 
volontaires  et  les  recrues  enrégimentées  à  la 
hâte  valent  peu  de  chose. 

La  tradition  populaire  s'est  égarée  dans 
ses  appréciations  des  effets  prodigieux  de  la 
république  française,  auxquels,  tout  àV  heure, 
r honorable  M.  Jules  Simon  faisait  évidem- 
ment  allusion...  Ce  furent  les  vieilles  troupes 


2i  1870 

de  la  monarchie  qui  soulinrenl  les  premières 
épreuves  de  la  guerre^  et  sans  ces  troupes^  le 
pays  aurait  subi  les  plus  grands  désas- 
tres... 

Mais  il  existe  celte  idée  chez  le  peuple 
qu*il  suffit  que  les  citoyens  se  lèvent  en  masse 
pour  dé  fendre  le  pays  contre  toute  agression; 
que  le  jour  où  tous  les  Français  prendraient 
spontanément  les  armes,  la  France  serait  in- 
vincible, et  que  la  constitution  d'une  forte  ar- 
mée permanente  n'est  pas  absolument  utile. 

Ce  sont  là  de  fausses  théories  qu'il  est  bon 
de  réfuter. 

Le  général  Jomini  disait,  en  parlant  des 
volontaires  qui  entraient  dans  la  composition 
de  V armée  de  Dumouriez  :  «  Ces  volontaires 
nationaux  ne  contribuaient  pas  peu  à  augmen- 
ter l'esprit  de  désordre  :  des  compagnies  en- 
tières partaient  pour  la  Prusse,  avec  armes  et 
bagages;  il  eût  fallu  une  seconde  armée  pour 
les  arrêter.  » 

...  Le  6  février  i834^  le  général  Bu- 
geaud  dit^  dans  une  séance  de  la  Chambre  des 


LÀ   LEVÉE   EN  MASSE  25 

députés  :  «  On  a  parlé  de  l'enthousiasme  ; 
selon  tout  le  monde,  c'était  là  un  grand  moyen 
de  guerre;  messieurs,  l'enthousiasme  est  une 
fort  bonne  chose  quand  il  est  accompagné  de 
bons  bataillons  ;  quand  il  est  seul,  c'est  une 
vertu  passagère,  éphémère  comme  toutes  les 
passions  violentes,  et  la  moindre  chose  suffit 
pour  le  détruire.  Quelques  journées  de  mau- 
vais bivouac  le  font  disparaître  ;  une  batterie 
de  quarante  bouches  à  feu  qui  vomit  la  mi- 
traille sur  les  enthousiastes  les  a  bientôt  ré- 
duits au  silence...  On  vous  a  dit  ensuite  et  on 
a  redit  à  satiété  que  les  bataillons  de  volon- 
taires, dans  le  commencement  de  la  Révolu- 
tion, avaient,  grâce  à  l'enthousiasme,  vaincu 
l'Europe.  Eh  bien!  c'est  faux.  Dans  les  deux 
premières  campagnes,  les  bataillons  de  volon- 
taires furent  presque  indisciplinables,  parce 
qu'il  s'y  trouvait  des  hommes  qui  avaient  ap- 
porté dans  l'armée  l'esprit  des  clubs,  incom- 
patible avec  la  discipline  et  la  force  militaire  ; 
ils  furent  battus  dans  presque  toutes  les  cir- 
constances,   et  ce  n'est  au'à  la  bataille  de 


26  1870 

Fleurus  qu'ils  ont  commencé  à  rendre  des 
services  ;  à  Jemmapes,  à  Valmy,  les  princi- 
pales forces  étaient  composées  de  la  vieille 
armée  de  ligne.  » 

De  son  côté,  le  maréchal  Niel  résuma  sa 
pensée  dans  ce  jugement  lapidaire  :  «  Beau- 
coup d'hommes  illustres  de  l'Empire  avaient 
vécu  el  servi  sous  la  République  ;  ils  ont  con- 
servé de  la  levée  en  masse  un  sentiment  d'effroi. 
Leurs  mémoires,  leurs  discours,  à  la  Cham- 
bre des  pairs,  ou  à  la  Chambre  des  députés, 
sont  partout  empreints  de  cette  crainte  que  le 
pays  eut  la  pensée  de  recourir  une  fois  de 
plus  à  la  levée  en  masse.  Tous  ont  tenu  le 
même  langage.  Le  maréchal  Gouvion  Saint- 
Cyr  qui,  pendant  toute  sa  carrière,  n'a  cessé 
de  se  préoccuper  de  cette  pensée,  formulait 
ainsi  l'opinion  qu'un  tel  système  avait  laissé 
dans  son  esprit  :  «  La  levée  en  masse  n'a 
servi  qu*à  Tennemi.  Ces  hommes  qu'on  nous 
envoyait  sans  aucune  organisation  épuisaient 
les  pays  où  ils  passaient,  se  jetaient  sur  no- 
tre armée  et  y  semaient  Tindisciplinc.  » 


LA    LEVÉE    EN    MASSE  27 

El  cet  homme  éminenl  se  résumait  ainsi  : 
«  C'est  un  grand  malheur  d'avoir  besoin  de 
la  levée  en  masse  ;  plus  grand  est  celui  de 
s'en  servir*,  j» 


* 


Ces  discussions  sur  les  volontaires  de  92 
avaient  en  vue  surtout  la  constitution  de  la 
garde  mobile.  Le  maréchal  Niel  voulait  arri- 
ver à  en  faire,  par  des  exercices  préparatoi- 
res, une  sorte  de  réserve.  Beaucoup  de  dépu- 
tés, soit  de  l'opposition,  soit  de  la  majorité, 
entraînés  par  le  désir  de  plaire  à  leurs  élec- 
teurs, estimaient  qu'il  suffisait  que  la  garde 
mobile  existât  sur  le  papier  ;  qu'elle  n'en  se- 
rait pas  moins  apte  à  servir  si  la  guerre  écla- 
tait. En  fait,  grâce  aux  concessions  que  le 
gouvernement  se  crut  obligé  de  faire,  soit  à 
la  Commission  du  Corps  législatif,  soit  au 
Parlement  lui-même,  soit,  une  fois  la  loi  vo- 
tée, à  l'opinion  publique,  la  garde  mobile,  en 

1.  Les  textes  cités  ci-dessus  sont  extraits  du  Moni- 
teur Universel,  n»»  des  20  et  24  déc.  1867. 


28  1870 

juillet  1870,  n'avait  reçu  encore,  pour  ainsi 
dire,  aucune  organisation. 

On  s'exclamera  :  la  faute  en  est  donc  à  l'opi- 
nion publique.  Certes.  Mais  qui  avait,  en  par- 
lementarisant  le  gouvernement,  livré  ce  pou- 
voir h  l'opinion  publique  d'entraver  la  défense 
nationale  ?  Napoléon  III.  Qui  avait  plus  que 
quiconque  contribué  à  égarer  celte  opinion 
publique?  Toujours  le  même  Napoléon.  Ecou- 
tez M.  de  la  Gorce  qui,  pourtant,  n'a  certes  pas 
de  parti  pris  contre  l'empire  :  «  Les  théories 
humanitaires,  écrit-il,  tant  defois  proclamées 
par  l'empereur,  avaient  fini  par  pénétrer  les 
masses  ;  et  ayant  entendu  le  souverain  vanter 
la  solidarité  des  peuples,  elles  n'auraient,  pour 
combattre  ses  récents  projets,  qu'à  rappeler 
ses  anciens  discours.  »  Qui,  enfin,  jusqu'au 
dernier  moment,  a  endormi  l'opinion  en  la 
rassurant  ?  Toujours  le  gouvernement  impé- 
rial. On  connaît  le  mot  du  maréchal  Lebœuf, 
ministre  de  la  Guerre,  affirmant  à  des  dépu- 
tés, encore  à  la  veille  même  du  désastre  : 
«  Nous  sommes  archiprôts...   Ferait-on  la 


LA    LBVÉE   EN    MASSE  ^ 

guerre  pendant  un  an,  il  ne  nous  manquerait 
pas  un  boulon  de  guêtre  *.  »  La  volonté  du 
gouvernement  de  cacher  la  grandeur  et  l'im- 
minence du  péril  nous  est  du  reste  dévoilée 
dans  ces  paroles  de  M.  Rouher.  «  Nous  pro- 
cédons, —  déclarait,  en  1867,  M.  Rouher  que 
cite  le  maréchal  Randon,  —  à  une  enquête 
agricole  ;  or,  partout,  nous  recueillons  le  vœu 
que  la  charge  de  la  conscription  soit  allégée; 
môme  nous  avons  été  amenés  à  laisser  entre- 
voir une  diminution  du  contingent.  —  Eh 
bien  !  objectaient  les  militaires,  faites  connaî- 
tre la  situation,  et  le  patriotisme  du  pays  ne 
vous  refusera  point  les  ressources  indispen- 
sables. —  Celte  sincérité  est  impossible,  ré- 
pliquait (et  cette  fois  avec  beaucoup  de  rai- 
son) M.  Rouher,  car  insinuer  le  danger  de  la 
guerre,  ce  serait  peut-être  la  rendre  inévita- 
ble. »  Admettons  que  cette  sincérité  fût  im- 


1.  S'il  n'a  pas  prononcé  exactement  cette  phrase  — 
que  la  légende  lui  prête  —  il  a  du  moins  affirmé  quel- 
que chose  d'équivalent. 


30  1870 

possible.  Mais  alors  voilà  un  des  beaux  résul- 
tats encore  du  système  électif,  qui  obligeait 
soit  à  dévoiler  au  pays  ce  qui  devait  rester 
secret,  soit  en  taisant  la  vérité,  à  se  résigner 
à  ne  pas  obtenir  ce  qui  était  indispensable 
pour  la  défense  nationale. 


CHAPITRE    111 


A  LA  VEILLE  DE  LA  GUERRE 


Les  débats  que  j'ai  résumés  jusqu'à  pré- 
sent sont  de  première  importance.  Si  on 
avait  voté  une  bonne  loi,  si  elle  avait  été  bien 
appliquée,  on  aurait  eu  encore  le  temps  de  se 
préparer  à  la  guerre  avant  qu'elle  n'éclatât.  ■ 
La  discussion  que  je  veux  relater  maintenant 
n'a  pas  les  mêmes  conséquences.  Cette  dis- 
cussion est,  en  effet,  du  30  juin  1870  *.  Ce 
qu'on  vote  dans  cette  séance  n'aura  pas  de 
répercussion  sur  ce  qui  va  se  passer  quinze 
jours  après.  Les  débats  de  cette  séance  ont 
pourtant  leur  intérêt,  ils  nous  donnent  la 
physionomie  du  Parlement,  la  mentalité  des 

1.  Voir  Journal  Officiel  du  1"  juillet  1870. 


:i2  1870 

députés  h  cette  date.  Or,  en  voyant  cette  men- 
talité, on  comprend  comment  le  gouverne- 
ment, pour  s'être  livré  aux  parlementaires, 
s'était  condamné  à  échouer  fatalement  dans 
son  essai  de  réorganisation  de  l'armée. 

Par  la  loi  de  1868,  le  Parlement  s'était  ré- 
servé le  droit  de  décider,  chaque  année,  com- 
bien d'hommes  on  incorporerait.  C'était  se  ré- 
server le  droit  à  la  surenchère  électorale  par 
la  diminution  du  contingent.  En  1870,  le  gou- 
vernement prend  les  devants  dans  cette  suren- 
chère. Il  propose  de  réduire  à  90.000  hommes 
le  contingent  qui  était  de  100.000,  les  années 
précédentes. 

Comme  de  raison,  l'opposition  trouve  que 
la  réduction  n'est  pas  suffisante.  Au  nom  de 
cette  opposition,  Garnier-Pagès  prend  la  pa- 
role. Il  rappelle  d'abord  à  nouveau  la  légende 
des  volontaires  de  92  :  «  Celle  France  si  belli- 
queuse, si  courageuse,  déclare-t-il,  qui  s'esl 
levée  plusieurs  fois  comme  un  seul  homme, 
lorsque  la  pairie  élail  en  danger,  elle  n'a  pas 
besoin  d'une  armée  permanenle  si  énorme  ».  11 


A    LA   VEILT.B   DR   LA   GUERRE  33 

faut  donc  tout  réduire  :  réduire  le  nombre 
de  soldats,  réduire  le  temps  de  service.  11 
faut  prendre  comme  modèle  la  Suisse,  a  Mais 
me  direz-vous,  continue  Garnier-Pagès.  si 
vous  agissez  ainsi,  que  feront  les  puissances 
étrangères  ?  Je  vais  vous  le  dire.  Les  puissan- 
ces étrangères,  messieurs,  n'attendent  pas  les 
congrès,  elles  n'attendent  pas  les  négocia- 
tions ;  elles  ont  compris  quil  ne  fallait  pas 
se  ruiner  et  qu'il  fallait  tout  d'abord,  quoi 
que  fassent  les  voisins  et  malgré  ce  qu'ils 
feraient,  opérer  le  désarmement.  »  A  l'appui 
de  cette  assertion,  Garnier-Pagès  prétend  dé- 
montrer que  l'Angleterre,  l'Autriche,  l'Italie 
ont  réduit  leur  budget  de  guerre.  Il  y  a  bien 
l'Allemagne  qui  gêne  un  peu  l'orateur.  Voilà 
comment  il  s'en  tire.  «  Que  se  passe-t-il  en 
Allemagne,  en  ce  moment  ^  Vous  le  savez,  il 
g  a  une  lutte  générale,  ardente,  dont  le  but 
est  la  diminution  de  l'armée  ;  on  veut  amener 
M.  de  Bismarck  à  une  réduction  des  forces 
de  la  Confédération  du  Nord  ;  on  désire  le 
désarmement^  on  le  demande  partout;   en 

MnnUiquiou,  It^ê,  9 


34  1870 

Bavière^  en  Wurtemberg^  dans  lous  les 
Etals  du  sud  de  V Allemagne^  comme  on  le  de- 
mande même  en  Prusse.  C'est  un  exemple  à 
imiter,  » 

Ne  croirait-on  pas  entendre  Jaurès  trom- 
pant son  public,  en  feignant  de  compter  sur 
les  socialistes  allemands  pour  empocher  la 
guerre  ? 

D'ailleurs,  poursuit  Garnier-Pagès,en  ad- 
mettant même  que  les  nations  européennes 
ne  désarment  pas,  nous  n'avons  rien  à  crain- 
dre d'elles.  Ni  l'Angleterre,  ni  la  Russie,  ni 
l'Autriche,  ni  l'Italie,  ni  l'Espagne  ne  pensent 
à  nous  attaquer.  «  Quant  à  la  Prusse,  — je 
termine  par  /à, — peut-elle  nous  inquiéter?.,, 
M.  de  Bismarck  est  en  face  de  très  grandes 
difficultés,  même  en  Prusse  ;  il  n'a  plus  la 
force,  il  n'a  plus  la  foi,  il  n'a  plus  la  con- 
fiance... L'Autriche  avec  ses  neuf  millions 
d'Allemands,  les  Allemands  de  la  Bavière  et 
de  tous  les  États  du  Sud,  sont  prêts  à  se  sou- 
lever contre  la  Prusse,  si  elle  veut  s'agran- 
dir... M.  de  Bismarck  cherche  à  accomplir 


A   LA   VEILLE   DE   LA    GUERRE  35 

une  œuvre  impossible  :  il  veul^  en  exploilanl 
les  sentiments  de  la  nationalité  allemande^ 
chercher  à  faire  V unité  de  la  nation  par  la 
force^  par  le  despotisme  ;  il  n'y  réussira  pas. 
Par  la  liberté  il  aurait  réussi  ;  il  aurait  la 
sympathie  de  tous  les  peuples;  il  aurait  V ad- 
hésion de  tous  les  Allemands,  même  en  Au- 
triche.  Mais  quand  il  est  venu  leur  dire  : 
«  C'est  le  despotisme  monarchique  que  je 
vous  offre,  ce  n'est  pas  la  liberté  »,  il  a  semé 
à  la  fois  autant  d'ennemis  quil  semblait  con- 
quérir d'habitants,  » 

Voilà  le  bon  prophète  que  la  République 
devait,  deux  mois  plus  tard,  faire  entrer  dans 
le  gouvernement  de  la  Défense  nationale. 

Garnier-Pagès  finit  son  discours  en  en  ap- 
pelant, comme  tout  bon  parlementaire,  à 
l'opinion  publique,  c'est-à-dire  à  ce  qui  est 
souverainement  incompétent  dans  ces  ques- 
tions militaires.  «  Vous  vous  vantez  beaucoup^ 
—  déclara-t-il  en  s'adressant  au  gouverne- 
ment,—  du  chiffre  que  vous  avez  obtenu  par 
le  plébiscite  ;  eh  bien  !  si  vous  ne  vous  méfiez 


36  1870 

pas  de  celle  nation ^  donnez-lui  des  preuves 
que  vous  sentez  ce  qu'elle  veul^  ce  qu'elle  dé- 
aire  :  essayez  de  lui  poser  par  un  plébiscite 
la  question  que  je  vous  indique  à  cette  tribune, 
c'est-à-dire  la  réduction  des  dépenses  militai- 
res, (C'est  cela  !  à  gauche.)  » 


* 


Le  ministre  de  la  Guerre,  le  maréchal  Le 
Bœuf,  répondit  à  Garnier-Pagès.  lln'eutpas 
de  peine  à  montrer  que  nous  ne  pouvions 
;)rendre  la  Suisse  comme  modèle.  «  Qu'une 
organisation  militaire  qui  convient  à  une 
puissance  dont  la  neutralité  est  garantie  par 
l'Europe  entière,  ne  peut  pas  servir  de  type 
à  l'organisation  militaire  de  la  France.  »  11 
posa  cet  aphorisme,  aujourd'hui  reconnu  par 
tous  les  hommes  compétents,  «  qu'une  ar- 
mée n'est  bonne  que  lorsqu'elle  peut  pren- 
dre rapidement  TofTensive».  11  déclara  qu'en 


A    LA    VEILLE   DE   LA   GUERRB  117 

proposant  une  réduction  de  dix  mille  hom- 
mes sur  le  contingent,  le  gouvernement  avait 
fait  une  invitation  indirecte  au  désarmement. 
Et  il  conclut  :  «  J*ai  le  regret  de  dire  que, 
jusqu'à  présent,  je  ne  me  suis  pas  aperçu 
qu'on  ait  suivi  notre  exemple.  » 

Le  baron  de  Benoistvint  parler  au  nom  des 
départements  de  la  frontière  de  l'Est.  «Nous 
ne  pensons  pas,  affirma-t-il,  que  l'état  de 
l'Europe  permette  à  la  France  de  diminuer 
sa  force  militaire,  et  je  vois  pour  ma  part 
avec  un  très  vif  regret  la  diminution  du  con- 
tingent. »  (Rumeurs  à  gauche.)  Devant  ces 
rumeurs,  le  baron  de  Benoist  reconnut  que 
son  opinion  était  difficile  à  soutenir  dans  cette 
Chambre,  cette  opinion  n'ayant  pour  elle  que 
bien  peu  d'adhérents,  mais  il  demanda  qu'on 
lui  permît  quand  même  de  parler  avec  son 
indépendance  et  sa  sincérité  habituelles. 

«  Messieurs,  déclara-t-il,  r année  dernière , 
avant  les  élections,  fai  dit  à  mes  électeurs 
que,  quels  que  soient  les  entraînements  des 
idées  pacifiques  et  le  courant  de  l'opinion  vers 


38  1870 

le  désarmement^  fêlais  trop  leur  ami  pour 
consentir,  tant  que  les  circonstances  seront 
les  mêmes,  à  une  diminution  quelconque  des 
forces  de  la  patrie,  » 

Au  point  de  vue  électoral  et  parlementaire, 
le  baron  de  Benoist  était  un  héros.  Mais  aussi 
il  ne  se  faisait  pas  d'illusion.  Comme  il  le 
reconnaissait,  il  ne  pouvait  avoir  avec  lui 
qu'une  faible  minorité. 

Jules  Favre  appuya  le  discours  de  Garnier- 
Pagès  :  «  Que  la  France,  s'écria-t-il,  s'orga- 
nise, en  pleine  paix,  quand  rien  de  sérieux  ne 
la  menace,  pour  une  grande  guerre,  c'est  là, 
messieurs,  permettez-moi  de  le  dire,  une  cou- 
pable folie,  une  mesure  funeste  aux  finances 
dupagSy  funeste  à  sa  moralité,  à  sa  grandeur, 
à  sa  prospérité  matérielle,  de  laquelle  vous 
ne  paraissez  pas  tenir  suffisamment  compte.  » 

LMiistoire  a  dit  de  quel  côté  était  la  folie. 
Cependant,  Jules  Favre  posa  au  gouverne- 
ment une  question  qui  ne  manquait  pas  de 
sens.  Vous  repoussez,  remarqua-t-il,  la  de- 
mande de  réduction  de  nos  forces  militai- 


À    LA   VEILLE    DE   LÀ    GUERRE  30 


res.  C'est  donc  que  vous  êtes  inquiet  ?  Or, 
vous  passez  votre  temps  à  nous  rassurer. 

C'est  É  mile  Ollivier  qui  répondit  :  «  ;]/.  Jules 
Favre,  déclara-t-il,  a  posé  au  gouvernement 
celle  question  :  Vous  êtes  inquiets  ;  quelles 
^onl  vos  inquiétudes,  et  de  quel  côté  viennent- 
elles  /...  Je  réponds  à  f honorable  M.  fuies 
Favre  que  le  gouvernement  n'a  aucune  in- 
quiétude, qu'à  aucune  époque,  le  maintien  de 
la  paix  en  Europe  ne  lui  a  paru  plus  assuré. 
De  quelque  côté  qu'il  tourne  ses  regards,  il  ne 
voit  aucune  question  irritante  engagée...  Si 
le  gouvernement  avait  la  moindre  inquiétude, 
il  ne  vous  eât  pas  proposé,  cette  année-ci,  une 
réduction  de  dix  mille  hommes  sur  le  contin- 
gent. » 

Ceci,  comme  je  Taidit,  se  passait  le  30  juin 
1870.  Trois  jours  après,  c'était  la  candida- 
ture Hohenzollern,  quinze  jours  après,  la 
guerre.  Et  le  gouvernement  qui  parlait  ainsi 
au  30  juin  avait  entre  les  mains  les  rapports 
de  notre  ambassadeur  à  Berlin,  Benedetti, 
et  de  notre   attaché    militaire,    le    colonel 


40  1870 

Stoffel,  qui,  l'un  et  l'autre,  avaient  maintes 
fois  exposé  les  ambitions,  les  projets  et  les 
armements  de  la  Prusse  ! 

«  Vous  nous  avez  demandé  ensuite^  poursui- 
vit Emile  Ollivier  :  qu'avez-vous  fait  pour 
assurer  la  paix  ?...  Ce  que  nous  avons  fait  ? 
Convaincus  que  la  véritable  manière  d'établir 
la  paix  et  de  l'assurer,  c'est  de  développer  la 
liberté,  nous  avons,  non  pas  fondé  la  liberté 
en  France,  —  ce  serait  être  injuste  envers 
les  devanciers  qui  ont  commencé  cette  œuvre 
en  1860,  —  nous  l'avons  développée  et  ren- 
due définitive.,.  Ce  que  nous  avons  fait  ? 
Puisque  vous  nous  parlez  du  Sadowa  prus- 
sien, je  vous  dirai  que  nous  avons  fait  le  Sa- 
dowa  français,  le  plébiscite,  «  Et  comme  on 
lui  demande  de  s'expliquer  :  Quand  j'ai 
parlé  du  Sadowa  français,  je  voulais  indi- 
quer que  le  plébiscite  avait  donné  à  lapoliii- 
que  française  la  même  force  que  la  bataille 
de  Sadowa  avait  donnée  à  la  politique  pras- 
sienne,  >» 

Voilà  ce  que  M.  Emile  Ollivier  offrait  en 


a   I.\    VPirXE    DR    LA    GUERRE  41 

guise  de  soldats  :  des  bulletins  de  vote. 
Quelqu'un  qui  a  assisté  à  ces  débats  du  Se- 
<*.ond  Empire,  et  qui  a  été  secrétaire-rédac- 
teur à  la  Chambre,  pendant  quarante  ans, 
M.  Anatole  Claveau,  a  publié  ses  mémoires 
relatifs  à  la  période  1865-1870.  On  ne  peut 
voir  homme  plus  modéré  que  M.  Claveau 
dans  ses  appréciations.  Or,  précisément  à 
propos  de  cette  séance  du  30  juin  1870,  et 
des  criminelles  sottises  débitées  par  l'oppo- 
sition, il  écrit  :  «  Comment  ces  hommes,  à 
qui  allaient  d'abord  mon  admiration  et  ma 
sympathie,  en  avaient-ils  pu  arriver  à  ce  [de- 
gré d'aberration  ?  Ou  fallait-il  chercher  la 
cause  de  cette  double  infirmité  qui,  malgré 
tant  d avertissements,  les  rendait  ainsi  sourds 
et  aveugles  ?.,,  La  cause,  je  ne  la  soupçon- 
nais pas  alors  ;  mais  je  la  vois  bien  aujour- 
d'hui. Ils  sacrifiaient  à  un  besoin  de  popula- 
rité électorale  l'intérêt  et  le  salut  même  de 
leur  paijs\  » 

1.  Souvenirs  politiques  et  parlementaires  d^un  té" 
moin,  p.  392. 


42  1870 

Ceci  est  la  définition  même  des  parlemen- 
taires. Mais  en  donnant  cette  définition,  ne 
perdons  pas  de  vue  qu'il  ne  faut  pas  tant  in- 
criminer les  hommes  que  l'institution,  et  que 
ce  ne  sont  pas  les  hommes  mais  le  régime 
qui  est  le  vrai  responsable  du  désastre  de  70, 


I 


CHAPITRE    1/ 

LE  PARLEMENT 
ET   NOS  PREMIÈRES   DÉFAITES 


J'ai  résumé  les  débats  sur  Tarmée  de  1867- 
1868,  puis  à  la  veille  de  la  guerre,  au  30  juin 
1870.  Pour  achever  de  dessiner  la  silhouette 
de  nos  politiciens  d'alors,  il  faut  les  contem- 
pler maintenant  après  la  déclaration  de  la 
guerre,  et  quand  la  nouvelle  de  nos  premiiers 
échecs  est  arrivée  jusqu'à  Paris. 

La  session  du  Parlement  s'était  close  le 
21  juillet.  Napoléon  III  ayant  recommandé 
de  réunir  à  nouveau  les  Chambres  dans  le  cas 
où  les  circonstances  deviendraient  difficiles, 
elles  sont  convoquées  pour  le  9  août.  A  ce 
moment,  deux  grandes  batailles  sont  déjà  per- 


44  1870 

dues,  et  la  France  est  envahie.  11  faut  pren- 
dre des  mesures. 

Que  réclame  l'opposition  ?'  «  Des  fusils, 
des  fusils  !  »  C'est  Jules  Favre  qui  parle  au 
nom  de  la  gauche.  Son  discours  se  résume 
en  ceci  :  il  faut  armer  chaque  citoyen.  C'est 
la  chimère  de  la  levée  en  masse  qui  va  être 
en  partie  réalisée.  Quand  Jules  Favre  et  ses 
amis  réclament  des  fusils,  est-ce  pour  les 
tourner  contre  les  ennemis,  ou  contre  le  gou- 
vernement? On  peut  se  le  demander.  Surtout 
quand  on  voit  Favre  insister  pour  que  les  armes 
soient  remises  principalement  aux  Parisiens. 
Les  provinces  ne  l'intéressent  pas  autant. 

Des  fusils  seront  donc  distribués.  Ils  per- 
mettront, —  je  ne  dis  pas  le  4  septembre, 
qui  s'est  accompli  sans  coups  de  feu,  —  mais 
la  Commune. 

Ce  môme  9  août,  Jules  Favre  réclame  du 
gouvernement  une  autre  mesure  :  Bazaine  à 
la  tête  de  l'armée.  Favre  sera  écouté.  On  sait 
-ce  qui  s'ensuivra. 

1.  Voir  Jourml  officiel  du  10  aoit  1870. 


LE    PARLEMENT    ET    NOS    PREMIERES    OéPAITES       45 

Dans  la  séance  du  10  août,  un  des  députés 
de  la  gauche,  nommé  Girault,  propose,  comme 
moyen  de  salut,  cet  amendement  mirifique, 
que  «  les  séminaires  ou  les  autres  établisse- 
ments religieux,  sans  exception,  soient  sou- 
mis aux  lois  militaires  dans  la  même  propor- 
tion que  les  autres  citoyens  ».  (M,  Gambella  : 
«  Très  bien,  très  bien  1  »)  L'amendement 
n'ayant  pas  été  pris  en  considération,  Gré- 
mieux  en  présentera  un  semblable  deux  jours 
après.  Au  moment  où  la  France  est  envahie, 
ces  messieurs  s'essayent  à  une  politique  an- 
ticléricale. 

C'est  en  de  telles  mains  qu'allait  tomber  le 
gouvernement,  quelques  semaines  plus  tard. 
11  est  vrai  que  pour  chasser  les  Prussiens,  il 
suffisait,  suivant  une  certaine  opinion,  de  pro- 
clamer la  République.  «  Le  peuple  —  disait 
le  manifeste  du  4  septembre  —  a  devancé  la 
Chambre  qui  hésilaiL  Pour  sauver  la  Pa- 
irie en  danger^  il  a  demandé  la  République,.. 
La  République  a  vaincu  V invasion  en  1792. 
La  République  esl proclamée,  »  Etle5septem- 


46  1870 

bre  dans  une  proclamation  à  l'armée  :  «  Pour 
se  sauver^  la  Nation  avait  besoin  de  ne  plus 
relever  que  d* elle-même,..  Nous  n'avons  qu'un 
buty  qu'une  volonté  :  le  salul  de  la  Patrie^par 
f  Armée  et  par  la  Nation,  groupées  autour 
du  glorieux  sgmbole  qui  fit  reculer  l'Europe^ 
il  y  a  quatre-vingts  ans.  »  Toujours  la  légende 
des  volontaires  de  92  qui  revient, comme  dans 
les  discours  des  Simon  et  des  Favre,  que  nous 
avons  analysés  précédemment.  Pour  défen- 
dre un  pays,  il  n'est  pas  besoin  de  s'y  prépa- 
rer d'avance.  Il  ne  faut  pas  d'armée  perma- 
nente. C'est  une  lourde  charge  à  tout  point 
de  vue  et  qui  ne  sert  à  rien.  Il  suffit  que  cha- 
que citoyen  ait  son  arme,  et  qu'il  la  prenne 
au  jour  du  péril,  et  qu'il  courre  sus  à  l'en- 
nemi. Seulement,  il  faut  qu'il  y  courre  avec 
enthousiasme, et  pour  cela,  il  faut  qu'il  sente 
qu'il  a  à  défendre  quoi  ?  Sa  patrie?  Non  :  la  Li- 
berté. Michelet,  Hugo  ont  chanté  ce  thème. 
Dans  leurs  discours  au  Parlement,  les  oppo- 
sants à  l'Empire  l'ont  repris. Beaucoup  de 
Français  sont  imprégnés  de  cette  croyance. 


LE    PARLKMENT   ET    NOS   PREMIÈRES    DÉFAITES      47 

Aussi  l'allégresse  est  grande  au  4  septembre. 
On  croit  le  pays  sauvé.  Comme  dit  la  procla- 
mation, citée  plus  haut  :  «  La  République  a 
vaincu  l'invasion  en  1792.  La  République  est 
proclamée.  »  Ce  qui  signifie  :  maintenant  que 
nous  avons  la  République,  la  levée  en  masse 
va  être  irrésislible. 

La  levée  en  masse  !  elle  n'a  jamais  été 
aussi  bien  décrite  que  par  Victor  Hugo.  Je  dé- 
die ce  tableau  à  Jaurès  et  C'°.  Il  est  du 
l*'  août  1852.  Au  moment  de  quitter  la  Belgi- 
que s'adressant  aux  Belges,  Hugo  s'écrie  :  «  Si 
M.  Bonaparte  arrive,  si  M.  Bonaparte  vous 
envahit,  s*il  vient  une  nuit  —  c*est  son  heure 
— heurter  vos  frontières,..,  vous  apportant  ta 
honte  à  vous  qui  êtes  t' honneur,  vous  apportant 
r esclavage  à  vous  qui  êtes  la  liberté,  vous  ap- 
portant le  vol  à  vous  qui  êtes  la  probité,  oh  ! 
levez-vous,  Belges,  levez-vous  tous  î  recevez 
Louis  Bonaparte  comme  vos  aïeux  les  Ner- 
viens  ont  reçu  Caligula  !  Courez  aux  four- 
ches, aux  pierres,  aux  f aulx,  aux  socs  de  vos 
charrues  ;  prenez  vos  couteaux,  prenez  vos 


48  i870 

fusils^  prenez  vos  carabines  ;  sautez  sur  la 
vieille  épée  (TArleveld^  sautez  sur  le  vieux  bâ- 
ton ferré  de  Coppenole^  remettez,  s*il  le  faut, 
des  boulets  de  marbre  dans  la  grosse  couleu- 
vrine  de  Gand  :  vous  en  trouverez  à  Notre- 
Dame  de  Hat  !  Criez  aux  armes  !  Sonnez  le 
tocsin,  battez  le  rappel  :  faites  la  guerre  des 
plaines,  faites  la  guerre  des  murailles,  faites 
la  guerre  des  buissons  ;  luttez  pied  à  pied, 
défendez-vous,  frappez,  mourez.,.  Si  le  Bo- 
naparte vient,  faites  cela  *  /  » 

Voilà  la  levée  en  masse.  Voilà  de  la  belle 
stratégie  !  Eh  bien  !  n*en  riez  pas.  Ce  n'est  pas 
si  bête  que  cela  en  a  Tair.  Il  y  a,  en  effet,  un 
petit  verbe  qui  clôture  le  morceau  et  qui  ra- 
chète tout  le  reste.  «  Défendez-vous,  frappez, 
mourez.  »  Mourez  :  c'est,  en  effet,  le  seul 
conseil  sérieux  qu'on  puisse  donner  à  tout  ce 
qui  est  troupe  improvisée. 


1.  Actes  ei  Paroles,  t.  II,  p.  54. 


LB    PARLEWFNT    ET    NOS    PREMIÈRES   DÉFAITES      49 

Dans  ce  chapitre,  dans  les  précédents,  j'ai 
beaucoup  parlé  des  sottises  débitées  sous 
l'Empire  par  l'opposition.  Mais  il  ne  faudrait 
pas  que  cela  fît  oublier  les  fautes  commi- 
ses par  le  gouvernement.  C'est  pourquoi  je 
veux  rappeler  ici  ce  que  j'ai  dit  précédem- 
ment :  ce  n'est  pas  parce  que  l'opposition  a 
proféré  des  folies  que  la  responsabilité  du 
gouvernement  s'en  trouve  amoindrie. 

Le  gouvernement  a  reculé  devant  l'opinion. 
C'est  entendu.  L'opinion  était  pacifiste,  elle  se 
refusait  à  une  aggravation  des  charges  mili- 
taires, n'en  comprenant  pas  la  nécessité.  Par- 
faitement. Mais  le  rôle  d'un  gouvernement 
n'est  pas  de  suivre  l'opinion.  11  est  de  l'éclai- 
rer, et  si  l'opinion  persiste  dans  son  erreur, 
de  passer  outre.  L'Empire,  qui  s'était  parle- 
mentarisé,  ne  pouvait  passer  outre,  direz- 
vous.  Admettons.  Mais  c'est  ce  qui  me  fait 
dire  qu'il  ne  faut  pas  tant  en  vouloir  aux 
hommes  qu'à  l'Institution.  Et  puis,  en  ad- 
mettant que  l'Empire  n'eût  pu  gouverner 
alors  contre  l'opinion,  a-t-il  tenté  d'éclairer 

Montesquiou,  1870.  4 


90  1870 

cette  opinion  ?  Nullement.  11  n'a  cessé,  au 
contraire,  et  jusqu'à  la  veille  de  la  guerre,  de 
la  rassurer  en  déclarant  que  nous  étions 
prêts.  L'opinion  était-elle  à  môme  de  se  ren- 
dre compte  si  cela  était  vrai  ?  Elle  en  était 
incapable.  Pouvait-elle  connaître  exactement 
les  préparatifs  et  les  projets  de  la  Prusse  ? 
Pouvait-elle  savoir  si,  en  cas  de  guerre,  nous 
aurions  des  alliés  ?  Tout  cela  est  du  seul  do- 
maine du  gouvernement.  Aussi,  —  et  c'est 
la  conclusion  logique  de  tout  ceci,  —  mal- 
heur au  pays  qui  est  obligé  de  demander  à 
l'opinion  de  résoudre  les  questions  de  défense 
nationale.  Un  tel  pays  est  sans  organe  de 
direction  et  de  prévoyance,  bref,  sans  gou- 
vernement au  vrai  sens  du  mot. 


CHAPITRE    V 


BÊTE  COMME  L'HIMALAYA 


Ces  folies,  que  je  viens  de  passer  en  revue, 
sur  la  levée  en  masse,  sur  l'inutilité  des  ar- 
mées permanentes,  sur  la  force  irrésistible 
des  soldats  combattant  au  nom  de  la  «  Li- 
berté »,  etc.,  n'ont  pas  seulement  été  débitées 
au  Parlement.  La  plupart  des  journaux,  la 
littérature  romantique,  avaient  travaillé  de 
leur  côté  à  répandre  ces  insanités  dans  le 
public.  Ceux-là  même  qui  prétendaient  qu'il 
fallait  gouverner  avec  l'opinion  avaient  com- 
mencé par  dévoyer  cette  opinion. 

Je  prendrai  comme  exemple  le  plus  illustre 
et  le  plus  éloquent,  Victor  Hugo.  Les  trois 
volumes  à'Acies  el  Paroles,  où  sont  réunis 
ses  manifestes  et  ses  discours  politiques,  for- 


52  1870 

ment  le  plus  beau  sottisier  qui  soit.  Je  cite- 
rai de  son  troisième  volume  les  pages  rela- 
tives à  la  guerre  franco-allemande. 

Victor  Hugo  rentre  en  France  le  5  septem- 
bre 1870,  le  lendemain  delà  proclamation  de 
la  République.  Jusque-là,  il  est  exilé,  ou  plu- 
tôt il  est  resté  de  par  sa  propre  volonté  en 
exil.  Le  voilà  donc  à  Paris.  Le  9  septembre, 
il  adresse  une  proclamation  aux  Allemands. 
Il  pense  qu'on  peut  arrêter  la  marche  de  leuro 
armées  avec  de  belles  périodes  oratoires. 
Cela  ne  réussit  guère.  Alors  il  se  tourne  vers 
les  Français.  Et  c'est,  formulé  dans  toute  sa 
folie,  ce  qui  avait  figuré  si  souvent  sous  l'Em- 
pire dans  les  discours  de  l'opposition  répu- 
blicaine: l'espoir  dans  la  levée  en  masse.  J'ai 
rappelé,  plus  haut,  les  conseils  que  Hugo 
donnait  à  la  Belgique,  dans  le  cas  où  Napo- 
léon ni  ferait  mine  d'envahir  ce  pays.  Mais 
ceci  est,  s'il  se  peut,  encore  plus  insensé  : 

«  Que  toutes  les  communes  se  lèvent  !  s'écrie 
Victor  Hugo.  Que  toutes  les  campagnes  pren- 


ULTE    COMVL    LlllMALAYA  53 

nenl  feu  !  que  toutes  les  forêts  s'emplissent 
ce  voix  tonnantes  !  Tocsin  !  tocsin  !  Que  de 
chaque  maison  il  sorte  un  soldat  ;  que  le  fau- 
bourg devienne  régiment;  que  la  ville  se  fasse 
armée.  Les  Prussiens  sont  huit  cent  mille, 
vous  êtes  quarante  millions  d'hommes.  Dres- 
sez-vous et  soufflez  sur  eux  /...  CitéSy  cilés^ 
cités,  faites  des  forêts  de  piques,  éoaississez 
vos  baïonnettes,  attelez  vos  canons,  et  toi  vil- 
lage, prends  ta  fourche.  On  n'a  pas  de  pou- 
dre, on  n'a  pas  de  munitions,  on  n'apas  d'ar- 
tillerie ?  Erreur  I  on  en  a.  D'ailleurs,  les 
paysans  suisses  n'avaient  que  des  cognées,  les 
paysans  polonais  n'avaient  que  des  faulx,  les 
paysans  bretons  n'avaient  que  des  bâtons.  Et 
tout  s'évanouissait  devant  eux  !...  Tout  de 
suite,  en  hâte,  sans  perdre  un  jour,  sans  per- 
dre une  heure,  que  chacun,  riche,  pauvre, 
ouvrier,  bourgeois,  laboureur,  prenne  chez 
lui  ou  ramasse  à  terre  tout  ce  qui  ressemble 
à  une  arme  ou  à  un  projectile.  Roulez  des 
rochers,  entassez  des  pavés,  changez  les  socs 
en  haches,  changez  les  sillons  en  fosses,  com- 


61  1870 

ballez  avec  foui  ce  qui  vous  tombe  sous  la 
main,  prenez  les  pierres  de  noire  terre  sacrée^ 
lapidez  les  envahisseurs  avec  les  ossements  de 
notre  mère  la  France... 

«  Que  les  rues  des  villes  dévorent  l'ennemi, 
que  la  fenêtre  s'ouvre  furieuse,  que  le  logis 
jette  ses  meubles,  que  le  toit  jette  ses  tuiles^ 
que  les  vieilles  mères  indignées altesl'^'^  ^^'irs 
cheveux  blancs,  etc.,  etc.  *.  » 

Cela  continue  ainsi,  et  c'est  toujours  aussi 
fou. 


Les  armées  prussiennes  ont  poursuivi,  mal- 
gré tout,  leur  marche  victorieuse.  Voici  main- 
tenant que  Paris  est  cerné.  «  Deux  adversai- 
res sont  en  présence  en  ce  moment,  déclare 
Victor  Hugo.  D'un  côté,  la  Prusse,  toute  la 
Prusse,  avec  neuf  cent  mille  soldats  ;  de 
l'autre,  Paris  avec  quatre  cent  mille  citoyens. 
D'un  côté,  la  force,  de  l'autre  la  volonté.  D*un 

I.  Actes  et  Paroles,  tome  III,  p.  60. 


BÊTE   COMME   l'hIMALATA  5o 

côté  une  armée,  de  l'autre  un  peupje.  D'un 
côté  la  nuit,  de  l'autre  la  lumière.  »  Qui  va 
être  victorieux  ?  Eh  !  ne  le  voyez-vous  pas  ? 
Des  citoyens  valent  plus  que  des  soldats,  un 
peuple  c'est  la  lumière,  une  armée  c'est  la 
nuit.  La  lumière  doit  triompher  de  la  nuit. 
«  C'est  le  vieux  combat  de  l'archange  et  du 
dragon  qui  recommence,  écrit  Victor  Hugo. 
Il  aura  aujourd'hui  lafm  qu'il  a  eue  autrefois. 
La  Prusse  sera  précipitée  ^  » 

On  dira  peut-être:  Victor  Hugo  ne  croyait 
pas  à  tout  cela.  Mais  on  comprend  qu'il  ait 
parlé  alors  ainsi,  pour  donner  du  cœur  aux 
assiégés,  pour  faire  luire  à  leurs  yeux  l'espé- 
rance. Mais  non,  mais  non,  tout  cela,  c'est  bien 
sa  pensée.  Et  ils  vivent  sur  les  mêmes  idées, 
ceux  qui  préconisent  à  notre  époque  les  «  mi- 
lices »  et  la  «  nation  armée  ».  Pour  eux  aussi, 
des  citoyens  valent  plus  que  des  soldats,  une 
armée  c'est  la  nuit,  un  peuple  c'est  la  lumière. 

Le  peuple  n'a  pas  triomphé  de  l'armée.  Il 

1.  Actez  et  Paroles^  tome  III,  p.  6t). 


M  1870 

faut  à  présent  céder  deux  provinces.  Nous 
sommes  le  1"  mars  1871.  On  discute  à  l'As- 
semblée nationale  les  conditions  de  la  paix. 
Victor  Hugo  monte  à  la  tribune.  Il  évoque 
l'heure  où  la  France  pourra  reprendre  sa  re- 
vanche. «  On  la  verra,  —  déclare-t-il,  —  d'un 
bond,  ressaisir  la  Lorraine,  ressaisir  l'Alsace? 
Est-ce  tout  ?  non  !  non  !  saisir,  —  écoutez- 
moi,  —  saisir  Trêves,  Mayence,  Cologne, 
Coblentz.  «Qu'est-ce  qui  prend  à  Victor  Hugo? 
L'Alsace,  la  Lorraine,  c'est  bien.  Mais  que 
veut-il  faire  de  toutes  ces  villes  allemandes  ? 
Ses  collègues  ne  le  comprennent  plus,  et  ne 
le  suivent  pas.  Ils  prennent  peur  devant  ce 
foudre  de  guerre.  «  Non  î  non  »,  s'écrient-ils, 
quand  Victor  Hugo  parle  de  prendre  Trêves, 
Mayence,  etc.  Mais  Hugo  tient  essentielle- 
ment à  ces  conquêtes.  On  l'interrompt  ;  il  se 
fâche.  «  De  quel  droit,  crie-t-il,  une  assemblée 
française  interrompt-elle  l'explosion  du  pa- 
triotisme? »  Et  il  reprend  son  discours  :  «  On 
verra  la  France  se  redresser ^  on  la  verra  res- 
iaisir  la  Lorraine^  ressaisir  l'Alsace,  EipuiSf 


BtTB   GOMME   l'hIMALAYA  57 

est-ce  lout  /  Non  ;  saisir  Trêves,  Mayence,  Co- 
logne, Coblenlzjoulelarive  gauche  du  Rhin,  » 
—  Pourquoi  faire  ?  Voilà  :  «  El  on  entendra 
la  France  crier  :  C'est  mon  tour  !  Allema- 
gne, me  voilà  !  Suis-je  ton  ennemie  ?  Non  !  je 
suis  ta  sœur.  Je  t'ai  tout  repris,  et  je  te  rends 
tout,  à  une  condition:  c'est  que  nous  ne  ferons 
plus  qu'un  seul  peuple,  qu'une  seule  famille, 
qu'une  seule  république.  Je  vais  démolir  mes 
forteresses,  tu  vas  démolir  les  tiennes.  Ma  ven- 
geance, c'est  la  fraternité  !  Plus  de  frontiè- 
res/Le Rhin  à  tous!  Soyons  la  même  républi- 
que, soyons  les  États  Unis  d'Europe,  soyons  la 
fédération  continentale,  soyons  la  liberté  eu- 
ropéenne, soyons  la  paix  universelle^  !  » 


Dans  un  de  ses  contes  qui  font  suite  à  ^e- 
renus,  Jules  Lemaître  décrit  les  funérailles 
d'un  poète  auquel  il  donne  le  nom  deFirdousi, 
mais  qui  ressemble  étrangement  à  Hugo.  On 

1.  Actes  et  Paroles,  tome  III,  p.  103  et  104. 


08  1870 

discute  les  mérites  du  grand  homme;  «  Après 
tout,  dit  l'un  des  quartorze  poètes,  Firdousi 
n'était  qu'une  cloche.  —  Ou  plutôt,  reprit  un 
autre,  une  boule  de  jardin  placée  au  centre 
des  choses  et  qui  les  déformait  en  les  réflé- 
chissant. —  Il  manquait  de  sens  critique,  dit 
un  troisième.  —  Un  quatrième  ajouta:  il  n'a- 
vait pas  d'esprit.  Et  un  cinquième  murmura 
entre  ses  dents  :  il  était  bête...  comme  THi- 
malaya.  *  » 

1.  Le  vrai  est  que  ce  jugement  sur  Hugo  a  été  porté 
par  Lcconte  do  Lisle  (Voir  Fantômes  et  Vivants j  par 
Léon  Daudet,  p.  105). 


CHAriTRl-    VI 


LA  POLITIQUE  DE  VICTOR  HUGO 


On  ne  peut  contester  ces  textes.  Ils  se  trou- 
vent, je  le  répète,  dans  le  troisième  volume 
d' Actes  el  Paroles,  Mais  peut-être  objectera- 
t-on  :  «  Tout  cela  ce  n'est  pas  vraiment  Vic- 
tor Hugo.  Il  n'est  ici  que  le  reflet  de  son 
milieu.  »  Je  crois,  en  effet,  que  ces  énormi- 
tés  sont  moins  d'un  homme  que  d'une  épo- 
que. Elles  représentent  au  juste  la  pensée  des 
vieilles  barbes  de  1848.  Je  ferai  seulement 
remarquer  que  lorsque  ces  énormités  passent 
par  la  plume  de  Hugo,  elles  deviennent  par- 
ticulièrement cocasses.  Et  je  pense  que  cela 
tient  à  la  grandiloquence  du  verbe  pour  ex- 
primer une  pensée  qui  est  d'un  primaire.  Par 
exemple,  la  beauté  et  la  noblesse  du  suffrage 


ou  1870 

universel  ont  été  sans  doute  plusieurs  fois 
chantées.  Et  le  contraste  entre  le  chant  et  la 
réalité  ne  peut  qu'être  plaisant.  Mais  connais- 
sez-vous quelque  chose  d'aussi  réjouissant 
que  cette  peinturede  l'électeur  faite  par  Hugo, 
dans  une  séance  de  la  Chambre,  en  1850  : 
«  Quel  accroissement  de  digniié  pour  V indi- 
vidu^ el par  conséquent  de  moralité  !  Quelle 
satisfaction^  et  par  conséquent  quel  apaise- 
ment  !  Regardez  l'ouvrier  qui  va  au  scrutin. 
Il  tj  entre  avec  le  front  triste  du  prolétaire 
accablé^  il  en  sort  avec  le  regard  d'un  souve- 
rain '.  M  Non,  débité  par  un  des  membres  de 
la  gauche,  qui  —  nous  dit  le  procès-verbal 
de  la  séance  —  acclament  cette  tirade,  cela 
n'aurait  pas  ce  haut  comique. 


Dans  les  discours  politiques  de  Hugo,  et 
particulièrement    dans    ses    trois    volumes 

1.  Actes  et  Paroles^  tome  I,  p.  362. 


LA    POLITIQUE    DK    VICTOR    HUGO  61 

d'Actes  el  Paroles^  nous  avons  donc  les  croyan- 
ces et  les  idées  de  48.  Que  fut  48  pour  les 
hommes  comme  Hugo  ?  Ce  fut  plus  qu'une 
révolution  politique  ;  ce  fut  comme  l'avène- 
ment d'une  nouvelle  religion.  «  Celle  révolu- 
tion^ inouïe  dans  rhisloire,  s'écrie  Victor 
Hugo,  c'est  ridéal  des  grands  philosophes 
réalisé  par  un  grand  peuple,  c'est  l'éducation 
des  nations  par  V exemple  de  la  France.  Son 
but  y  son  but  sacré,  c'est  le  bien  universel,  c'est 
une  sorte  de  rédemption  humaine.  C'est  Vère 
entrevue  par  Socrate,  et  pour  laquelle  il  a 
bu  la  ciguë  ;  c'est  l'œuvre  faite  par  Jésus- 
Christ,  et  pour  laquelle  il  a  été  mis  à  mort  *  /» 
Quel  est  le  dieu  de  cette  religion  ?  C'est  la 
Liberté.  «  Votre  cri  :  liberté,  déclare  Victor 
Hugo,  c'est  le  verbe  même  de  la  civilisation. 
C'est  le  sublime  fiât  lux  de  l'homme  ;  c'est  le 
profond  et  mystérieux  appel  qui  fera  lever 
l'astre.  »  Entendez  bien,  la  Liberté,  mot  indé- 

1.  Séance  de  la  Chambre  du  17  iuillet  1851.  Acle^ 
et  Paroles,  tome  I,  p.  427. 


6i  1870 

fini,  non  les  libertés^  réalités  tangibles.  «  Les 
libertés^  s^écrie  Hugo,  celle  énoncialion  esl 
un  non-sens,  La  Liberlé  esl.  Elle  a  cela  de 
commun  avec  Dieu,  qu'elle  exclul  le  pluriel. 
Elle  aussi,  elle  dil  :  sum  qui  sum  '.  » 

Religion  qui  sera  belle  parce  qu'elle  chas- 
sera le  prêtre.  Le  prêtre,  le  prêtre  de  toutes 
les  religions,  c'est  à  cause  de  lui  que  l'Huma- 
nité est  encore  dans  la  misère  et  l'ignorance. 
Voilà  ce  que  Hugo  ne  se  lasse  pas  d'affirmer  : 

Et  dire  que  la  terre  est  tout  entière  en  proie 

Aux  affirmations  de  ces  prêtres  sans  joie. 

Sans  pitié,  sans  bonté,  sans  flambeau,  sans  raison, 

DontVombre,  Vombre,  Vombre et Vombre est V horizon* ! 

Je  crois  en  Dieu.  Voilà  tout  le  dogme,  et 
il  n'est  pas  besoin  de  prêtre  pour  nous  l'en- 
seigner et  nous  le  commenter.  Mais  qu'est-ce 
que  Dieu  ?  C'est  tout  ce  qui  chante  dans  l'es- 

1.  Actes  et  Paroles,  tome  II,  p.  365. 

2.  Religions   et   Religion,   XIII*  vol.  des   Œuvres 
complètes,  p.  225. 


LA   POLITIQUE   DE   VICTOR    HUGO  (53 

prit  de  Hugo,  ou  si  vous  voulez  tout  ce  qui 

lui  chante. 

//  est^  puisque  c'est  lui  que  je  sens  sous  ces  mois  : 

Idéal,  Absolu,  Devoir,  Baison^  Science,.. 

Il  est  !  il  est  l  Regarde,  âme,  lia  son  solstice^ 

La  Conscience  ;  il  a  son  axe,  la  Justice  ; 

Il  a  son  équinoxe^  et  c'est  VEgalité  ; 

H  a  sa  vaste  aurore,  et  c'est  la  Liberté  •. 

Dieu,  ce  sera  encore  en  bloc  la  révolution 
de  48,  ou  mieux,  toutes  les  révolutions.  Ecou- 
tez ce  discours  de  Hugo  s'opposant  à  la  re- 
vision de  la  Constitution  :  «  Messieurs,  qu'on 
dise..,  nous  allons  supprimer  cette  révolu- 
tion^ nous  allons  jeter  bas  cette  république, 
nous  allons  arracher  des  mains  de  ce  peuple 
te  livre  du  progrès  et  y  raturer  ces  trois  da- 
tes :  1792,  1830,  1848  ;  nous  allons  barrer 
te  passage  à  cette  grande  insensée,  qui  fait 
toutes  ces  choses  sans  nous  demander  conseil, 
et  qui  s'appelle  la  providence.  Nous  allons 
faire   reculer  la  liberté,  la  philosophie,  Vin- 

1.  Religions  et  Religion,  Œuv.  compl.,  XIII*  vol., 
p.  253. 


«4  1870 

lelligence,  les  générations  ;  nous  allons  faire 
reculer  la  France^  le  siècle^  rhumanilé  en 
marche  ;  nous  allons  faire  reculer  Dieu  *  .'  )^ 
Faire  reculer  Dieu  !  voilà  ce  que  j*admire 
avec  stupeur,  conclut  avec  juste  raison  Vic- 
tor Hugo. 

Comme  toute  religion,  celle-ci  aspirera  à 
Tuniversalité.  «  Mes  amis,  mes  frères,  mes  con- 
cilotjenSy  —  s'écrie  Victor  Hugo  en  plantant 
en  1848  un  arbre  de  la  Liberté  sur  la  place 
des  Vosges  —  établissons  dans  le  monde  entier, 
par  la  grandeur  de  nos  exemples,  l'empire  de 
nos  idées  /...  Unissons-nous  dans  une  pensée 
commune,  et  répétez  avec  moi  ce  cri  :  Vive  la 
liberté  universelle  !  Vive  la  république  uni- 
verselle !  »  Mais  avant  la  république  univer- 
selle, il  y  aura  la  république  européenne.  «  Le 
peuple  français  a  taillé  dans  un  granit  indes- 
tructible et  posé  au  milieu  même  du  vieux 
continent  monarchique  la  première  assise  de 

1.  Séance  de  la  Chambre  du  17  juillet  1851.  AcUset 
JParoles,  tome  I,  p.  427. 


LA    POLITIQUB   DE    VICTOR    IIU60  05 

cet  immense  édifice  de  l'avenir,  qui  s'appel- 
lera un  jour  les  É lais- Unis  d'Europe  \  »  Et 
pourquoi  s'établira-l-elle  fatalement  cette  ré- 
publique européenne?  Voici  la  raison  péremp- 
toire  :  a  L'Europe  empire  ou  l'Europe  répu^ 
blique  ;  l'un  de  ces  deux  avenirs  est  le  passé. 
Peul-on  revivre  le  passé  ?  Evidemment  non. 
Donc  nous  aurons  l'Europe  république  V  » 
Mais  pour  avoir  les  États-Unis  d'Europe, 
il  faut  effacer  les  frontières  ?  Parfaitement. 
«  La  première  des  servitudes,  c'est  la  fron- 
tière. Qui  dit  frontière,  dit  ligature.  Coupez 
la  ligature,  effacez  la  frontière,  *1tez  le  doua- 
nier, ôtez  le  soldat,  en  d'autres  termes,  soyez 
libres  ;  la  paix  suit,  »  A  une  condition  encore 
pourtant  :  «  Les  guerres  ont  toutes  sortes  de 
prétextes,  mais  n*ont  jamais  qu*une  cause, 
l'armée.  Otez  l'armée,  vous  ôtez  la  guerre  '.  » 

1.  Chambre,  17  juillet  1851.  Ouv.  cité,  p.  426. 

2.  Discours  de  Victor  Hugo  au  Congrès  de  la  Paix 
de  1872.  Ouvr,  cité,  tome  III,  p.  285. 

3.  Discours  de  Victor  Hugo  au  Congrès  de  la  Paix 
de  1869.  Oavr,  cité,  tome  II,  p.  46. 

MonUsquiou,  1870.  I 


60  Î370 

Comme  on  le  voit,  c'est  très  simple.  Ces- 
à  peu  près  avec  de  tels  arguments  que  les 
républicains  s'étaient  opposés,  en  1867,  à  la 
réorganisation  de  l'armée  française.  Pour 
avoir  la  paix,  disaiten  substance  Jules  Simon, 
il  faut  que  nous  ayons  une  armée  hors  d'étal 
de  faire  la  guerre. 

Voilà  donc  l'idéal  de  48.  Plus  de  fron- 
tières. «  Si  la  révolution  de  1848  avait  vécu  6% 
porté  ses  fruits,  s'écrira  Hugo  en  1855,  si  la 
république  fut  restée  debout,  s/,  de  républi- 
que française,  elle  fût  devenue,  comme  la  lo- 
gique l'exige,  république  européenne.,,,  que 
serait  aujourd'hui  VEurope  ?  Une  famille. 
Les  nations  sœurs.  L'homme  frère  de  l'homme. 
On  ne  serait  plus  ni  français,  ni  prussien  ^  ni 
espagnol  ;  on  serait  européen  '.  » 


Un  premier  pas  pour  atteindre  un  tel  idéal, 
c'est  d'unifier  les  nationalités.  Telle  est  la 

1.  Actes  et  Paroles,  tome  II,  p.  184. 


LA    POLITIQUE    DE    VICTOR    HUGO  67 

politique  extérieure  en  harmonie  avec  les 
doctrines  révolutionnaires.  Et  ici  je  ris  quand 
je  vois  Victor  Hugo  anathématiser  Napo- 
léon III.  Il  se  croit  en  opposition  avec  lui. 
Or,  ils  étaient  on  ne  peut  mieux  faits  pour 
s*entendre.  Ils  ont  dans  le  cerveau  les  mêmes 
nuées  romantiques,  et  notamment  ils  pen- 
sent à  remanier  la  carte  d'Europe  exactement 
de  la  môme  façon. 

«  Désormais,  —  déclare  Victor  Hugo  au 
Congrès  de  la  Paix  de  1849,  —  le  but  de  la 
politique  grande,  de  la  politique  vraie,  le 
voici  :  faire  reconnaître  toutes  les  nationa- 
lités, restaurer  l'unité  historique  des  peu- 
ples *.  »  Voilà  le  principe  des  nationalités  clai- 
rement posé.  Voyons  l'application  :  «  Debout! 
s*écrie  Victor  Hugo.  Debout  Italie  !  debout 
Pologne!  debout  Hongrie  !  debout  Allemagne^ 
debout,  peuples,  pour  la  liberté  \  »  Pour 

1.  Actes  et  Paroles,  tome  I,  p.  485. 

2.  Cinquième  anniversaire  du  24  février.  Oavr,  cité, 
tome  II,  p.  138. 


68  1870 

rémancipation  de  ces  peuples,  la  France  doit 
être  prête  à  donner  son  sang.  Ah  !  si,  en  1848, 
«  la  France^  appuyée  sur  la  grande  épée  de 
92,  eûl  donné  aide,  comme  elle  le  devait,  à 
l'Italie,  à  la  Hongrie,  à  la  Pologne,  à  la 
Prusse,  à  V  Allemagne,,,  »  *.  Que  Victor  Hugo 
prenne  patience,  la  France,  sous  la  conduite 
de  Napoléon  III,  va  travailler  à  Tunité  de  TI- 
talie  et  de  l'Allemagne. 

Donc,  il  convient  de  briser  les  obstacles 
qui  s'opposent  à  l'unification  des  peuples. 
D'abord,  un  avertissement  à  la  papauté.  «  // 
faut  que  la  papauté,  déclare  Hugo,  arbore 
ce  double  drapeau  cher  à  Vltalie  :  séculari- 
sation et  nationalité  !  Il  faut  que  la  papauté 
ne  se  comporte  pas  de  façon  à  repousser  à 
jamais  les  hautes  destinées  qui  V attendent  le 
jour,  le  jour  inévitable,  de  V affranchisse- 
ment  et  de  Vanité  de  Vltalie  ».  » 

1.  Sixième  anniversaire  du  24  février.  Actes  et  Pà* 
rôles,  tome  II,  p.  178. 

3.  Séance  de  la  Chambre  du  15  octobre  1849.  Oavr, 
ciUt  tomt  I,  p.  300. 


LA    POLITIQUE    DE    VICTOR    HUGO  60 

Puis  menaces  à  TAutriche.  «  La  potence^ 
cesl-à'dire  V Autriche,  debout  sur  la  Hongrie^ 
sur  la  Lombardie,  sur  Milan,  sur  Venise  ; 
la  Sicile  livrée  aux  fusillades  ;  l'espoir  des 
nationalités  dans  la  France  détruit,,,,  voilà 
où  nous  en  sommes  *  /  »  Voilà  oii  nous  en 
sommes,  gémit  Victor  Hugo.  Pas  pour  bien 
longtemps.  Napoléon  111  réalisera  le  vœu  de 
Hugo.  Il  s'emploiera  à  chasser  TAutriche  de 
l'Italie,  puis  la  laissera  écraser  par  la  Prusse. 
Résultat  :  l'Allemagne  unie  aidera  la  Prusse 
à  nous  écraser. 

Menaces  ensuite  contre  la  Russie.  «  Ci- 
loyens,  il  g  a  en  Europe  un  homme  qui  pèse 
sur  V Europe.,.  Cethomme  s'appelle  en  poli- 
tique V Absolu,  et  en  religion  V Orthodoxe.,, 
Il  torture,  comme  bon  lui  semble,  des  peuples 
entiers  ;  il  n'a  qu'à  faire  un  signe,  et  il  le 
fait,  pour  vider  la  Pologne  dans  la  Sibérie,,, 
Il  tient  dans  ses  mains  une  croix  qui  se  ter- 

1.  Séance  de  la  Chambre  du  17  juillet  1851.  Actes 
et  Paroles,  tome  I,  p.  453. 


70  1870 

mine  en  glaive  et  un  sceptre  qui  se  termine 
en  knout.  »  Bref,  «  Nicolas  de  Russie  [est  le 
viS'à-vis  de  la  Révolution  *.  »  Ce  vis-à-vis  de 
la  Révolution,  Napoléon  III  jettera,  Tannée 
suivante,  Tarmée  française  contre  lui.  Résul- 
tat :  en  1870,  la  Russie  restera  sourde  à  no- 
tre appel. 

En  résumé,  1870-1871,  Tunité  de  l'Italie  et 
de  TAUemagne  faites  contre  nous,  comme 
conséquence  l'Europe  entière  armée  comme 
elle  ne  le  fut  jamais,  tels  sont  les  beaux  résul- 
tats des  rêveries  de  Hugo  réalisées  par  le  rê- 
veur Napoléon  III. 

1.  Discours  du  29  novembre  1853.  i4c^e5  et  Paroles, 
tome  II,  p.  96. 


CHAPITRE   Vil 

RESPONSABILITÉ  DE  NAPOLÉON  III 


Ceux  qui  cherchent  à  innocenter  Napo- 
léon III  du  désastre  de  70,  prétendent  en 
substance  :  «  Si  nous  n'avons  pas  été  prêts 
en  70,  il  ne  faut  pas  en  incriminer  le  gou- 
vernement impérial.  Les  vrais  responsables 
sont  V opposition  et  V opinion.  »  Certes,  op- 
position et  opinion  ont  une  part  de  res- 
ponsabilité. Je  suis  le  premier  à  le  reconnaî- 
tre, comme  en  témoignent  les  chapitres  pré- 
cédents. Mais  cette  part  est  loin  d'être  la 
plus  lourde.  Et  il  est  bon  de  rappeler  ici  le 
mot  du  duc  de  Broglie,  déclarant  en  1868  : 
«  Hélas  !  nous  sommes  dans  un  temps  de 
sottises  !  c'est  l'opposition  qui  les  dit,  et  c'est 
le  gouvernement  qui  les  fait  ^  i>  Ceci  ne  ter 


72  1870 

sume  pas  mal  la  part  de  responsabilité  de 
chacun. 

Pour  innocenter  Napoléon  III,  ses  défen- 
seurs le  prétendent  clairvoyant  en  1867.  Après 
Sadowa,  Napoléon  III  a  compris  qu'il  im- 
portait de  renforcer  notre  armée  ;  il  Ta  dé- 
claré, il  a  élaboré  des  projets  en  ce  sens.  Mais 
ces  projets  se  sont  heurtés  à  l'hostilité  du 
Conseil  d'Etat  de  la  commission  de  la  Cham- 
bre, des  ministres  eux-mêmes,  si  bien  que  la 
loi  de  1868,  que  le  gouvernement  finalement 
présenta  et  fit  passer,  se  trouva  être  insuffi- 
sante. Peut-on  en  faire  grief  à  Napoléon  III? 
Telle  est  la  thèse  des  défenseurs  de  l'Empire. 

Admettons  que  Napoléon  III  ait  été  clair- 
voyant en  1867.  Est-ce  diminuer  sa  respon- 
sabilité ?  Bien  au  contraire;  c'est  la  rendre 
plus  lourde  encore.  Dès  lors  que  Napoléon  111 

1.  Cité  par  Darimon  dana  les  Irréconciliables  sous 
VEmpire^  p.  151. 


HR^rONSAr.lMT*    DE    NAPOLÉON    III  73 

a  vu  clair,  on  n'aurait  le  droit,  devant  la  ca- 
tastrophe, de  le  décharger  de  toute  faute,  que 
s'il  n'avait  échoué  dans  la  réorganisation  de 
l'armée  qu'après  avoir  mené  contre  le  Par- 
lement et  l'opinion  publique  une  lutte  sans 
merci  comme  celle  que  Bismarck  mena,  entre 
1862  et  66,  contre  le  Landtag  et  les  électeurs 
prussiens.  Mais  étant  donné  l'attitude  de  Na- 
poléon III,  le  montrer  clairvoyant,  c'est  l'ac- 
cabler. Car  quels  efforts  le  voyons-nous  faire 
pour  imposer  ce  qu'il  jugeait  nécessaire  à  la 
défense  nationale?  Il  n'eut  que  de  simples 
velléités  qui  ne  se  transformèrent  en  aucun 
acte  d'énergie. 

Direz-vous  que  de  tels  actes  eussent  été 
impossibles  ou  inutiles  ?  Alors,  c'est  acca- 
bler l'Empire.  C'est  montrer  le  gouvernement 
impérial  obligé,  comme  un  vulgaire  parle- 
mentaire, de  sacrifier  les  intérêts  les  plus  sa- 
crés du  pays  à  ses  intérêts  électoraux,  de 
consulter  lèvent  de  l'opinion  et  d'y  abandon- 
ner notre  barque,  quitte  à  la  voir  se  briser 
sur  les  récifs. 


74  1870 


Mais  Napoléon  III  fut-il  si  clairvoyant  en 
1867  ?  Pour  le  penser,  il  faut  penser  alors 
qu'il  est  devenu  tout  à  coup  bien  terriblement 
aveugle  en  70.  Car,  enfin,  s'il  a  jugé  la  loi 
militaire  votée  en  1868  insuffisante,  s'il  a  es- 
timé qu'elle  ne  nous  donnait  pas  une  armée 
capable  de  lutter  contre  les  armées  alleman- 
des, ne  devait-il  pas,  dans  ce  cas,  tout  faire 
pour  éviter  la  guerre,  ou  tout  au  mjoins,  si  la 
guerre  était  inévitable,  pour  gagner  du 
temps.  Or,  est-ce  ainsi  qu'il  agit  ?  Nullement. 
Nous  le  voyons,  en  juillet  1870,  se  précipiter 
dans  la  lutte.  Ceci  n'est  explicable  que  s'il 
croyait  notre  armée  prête  et  assurée  de  la 
victoire.  Ou  alors,  c'est  folie  ou  crime. 

Je  dis  qu'en  juillet  70,  Napoléon  III  se 
précipite  dans  la  lutte.  Il  faut  rappeler  les 
faits.  On  déclare  d'ordinaire  que  c'est  Bis- 
marck qui  nous  a  acculés  à  la  guerre  en  fal- 
sifiant la  fameuse  dépêche  d^Ems.  Cela  est 


nEspo.^fSABiLiri  de  napoléon  m  75 

vrai,  en  grande  partie.  En  falsiliant  (par  omis- 
sion) cette  dépêche,  Bismarck  la  rendait  in- 
sultante pour  la  France,  alors  que,  dans  son 
texte  intégral,  elle  n'avait  pas  le  même  carac- 
tère. Mais  que  disait  cette  dépêche  ?  que  le 
roi  de  Prusse,  alors  en  villégiature  à  Ems, 
après  plusieurs  entrevues  avec  notre  ambas- 
sadeur Benedetti,  avait  refusé  de  le  recevoir 
une  dernière  fois,  et  lui  avait  fait  dire  qu'il 
n'avait  plus  rien  à  lui  communiquer.  Pour- 
quoi ce  refus  ?  Ceci  nous  oblige  à  rappeler 
en  quelques  mots  l'incident  Hohenzollern. 

Le  2  juillet  1870,  la  France  apprenait  la 
candidature  officielle  du  prince  Léopold  de 
Hohenzollern  au  trône  d'Espagne,  candida- 
ture dont  on  parlait,  dans  certains  cercles, 
depuis  octobre  1868.  Le  gouvernement  fran- 
çais déclare  alors  qu'il  s'oppose  à  cette  can- 
didature ;  c'est  la  guerre  si  elle  n'est  pas 
retirée.  Je  n'ai  pas  à  entrer  ici  dans  les 
négociations  relatives  à  ce  sujet.  J'arrive  tout 
de  suite  au  dénouement.  Le  12  juillet,  le 
-prince  Antoine  de  Hohenzollern  fait  savoir  au 


76  1870 

gouvernement  espagnol  que  «  devant  les  com- 
plications que  cette  candidature  paraissait 
rencontrer...  »  il  la  retire  au  nom  de  son  fils 
Léopold.  Comme  dit  très  bien  iM.  Welschin- 
ger,  «  pour  assurer  la  paix  »,  il  suffisait  au 
gouvernement  français  «  de  prendre  acte  de 
cette  renonciation  ».  Mais  ici,  le  gouverne- 
ment français  semble  atteint  de  folie.  Que 
prétend-il  imposer  au  roi  de  Prusse  ?  Que 
celui-ci  fasse  en  quelque  sorte  des  excuses 
et  s'engage  à  renoncer  pour  toujours  à  la 
candidature  du  prince  Léopold.  C'était  aller 
«le  cœur  léger  »  au-devant  de  nouvelles  com- 
plications. Quand  le  roi  Guillaume  reçut,  le 
13  juillet,  le  rapport  de  son  ambassadeur  à 
Paris,  relatant  son  entrevue  de  la  veille  avec 
le  duc  de  Gramont,  dans  laquelle  avaient  été 
exposées  les  nouvelles  exigences  du  gouver- 
nement français,  il  entra  dans  une  violente 
fureur.  «  A-t-on  jamais  vu  pareille  insolence? 
écrivait-il  à  la  reine  Augusta.  Il  faut  que  je 
paraisse  devant  le  monde  comme  un  pécheur 
repentant.  »  Et,  ce  môme  jour,  Guillaume  1* 


BESPO.NSABILITÉ    DE    iNAPOLÉON    lU  77 

déclarait  à  notre  ambassadeur  Benedetti  : 
«  Vous  me  demandez  un  engagement  sans 
terme  et  pour  tous  les  cas.  Je  ne  saurais  le 
prendre.  »  C'est  là-dessus  que  se  fit  la  rup- 
ture. Voilà  ce  qu'il  importe  de  se  rappeler, 
pour  juger  la  responsabilité  de  chacun. 

Je  le  répète,  après  le  désistement  du  prince 
Léopold,  l'incident  pouvait  être  clos  et  la 
paix  assurée,  du  moins  pour  le  moment. 
Bismarck  le  crut  si  bien,  il  considéra  si  bien 
—  lui  qui  voulait  à  tout  prix  nous  obliger  à 
la  guerre  —  le  retrait  de  la  candidature  Ho- 
henzollern  comme  un  échec  de  sa  politique, 
qu'il  envoya  par  dépêche  à  son  roi  sa  démis- 
sion. Cette  démission  ne  fut  pas  acceptée,  et 
Bismarck  reprit  espoir  en  voyant  le  gouver- 
nement français  se  lancer  dans  de  nouvelles 
exigences.  De  ces  nouvelles  exigences,  il  al- 
lait pouvoir  faire  sortir  ce  conflit  qu'il  dési* 
rait. 

Tout  cela  est  archiconnu.  Si  j'ai  cru  bon 
de  le  rappeler,  c'est,  encore  une  fois,  pour 
montrer  que  Napoléon  111  n'a  certes  pas  agi 


78  1870 

alors  comme  un  chef  qui  aurait  estimé  son 
armée  inférieure  aux  armées  allemandes. 
Qu'est  donc  devenue,  à  ce  moment-là,  cette 
clairvoyance  dont  il  aurait  soi-disant  fait 
preuve  en  1867? 


Si  on  veut  les  détails  sur  ces  négociations 
franco-prussiennes  que  je  viens  d'exposer, 
on  les  trouvera,  avec  toutes  les  références 
convenables,  dans  Touvrage  de  M.  Henri 
Welschinger,  sur  les  Causes  ei  responsabili- 
tés  de  la  guerre  de  1870,  Dans  cet  ouvrage, 
l'auteur  y  résume  si  parfaitement  la  respon- 
sabilité de  Napoléon  III  que  je  ne  saurais 
mieux  faire  que  de  citer  cette  page  sugges- 
tive. La  voici  :  «  Quanl  à  Vempereur  Napo- 
léon III,  sa  responsabilUé  nesl  pas  moins 
évidente  que  celle  de  ses  minisires  el  de  ses 
conseillers.  Esprit  brillant  et  cultiué,  mais  en 
proie  aux   rêveries  et  aux  chinièreSt  ainsi 


RF.*îrO'S«»AnUTÉ    DE    NAPOLÉON    111  79 

quaux  contradictions  les  plus  surprenantes^ 
s'ingéniant  à  créer  lui-même  autour  de  la 
France  des  États  puissants  qu'il  croyait  faire 
graviter  dans  son  orbite  tutélaire,  ayant 
formé  une  Italie  qui  devait  l'étonner  lui-même 
par  son  ingratitude,  ayant  laissé  écraser  le 
fidèle  Danemark  et  amoindrir  l'Autriche 
qui  aurait  pu  être  pour  nous  une  alliée  sûre 
et  utile,  ayant  fait  les  affaires  de  la  Prusse 
qui  lui  semblait  incarner  l'avenir,  et  quel 
avenir  !  il  ne  s'apercevait  pas  qu'il  sapait 
l'œuvre  de  nos  meilleurs  ouvriers  politiques 
et  allait  bientôt  renverser  l'édifice  tout  entier. 
Ce  prince,  auquel  on  prêtait  des  conceptions 
mystérieuses  et  grandioses,  avait  parfois  de 
prodigieuses  ingénuités.  Il  croyait  à  des  fan- 
tômes comme  la  solidarité  internalionale  et 
à  la  reconnaissance  des  nations  bien  nanties  : 
«  Nous  descendons  doucement  vers  la  cataracte 
du  Niagara,  écrivait  déjà  Lamartine  à  son 
ami  Dargaud,  le  ^janvier  1861.  Dans  deux 
ans,  sauve  qui  peut  !  Vous  savez  ma  pensée 
sur  l'unité  italienne,  prélude  de  l'unité  allC" 


80  1870 

mande,  deux  slupidilés  et  deux  trahisons 
commises  par  des  Français  !  Jamais  le  quos 
vult  perdere  dcmentat  n*aété  aussi  évident  '.  » 
Voilà  pour  la  diplomatie.  Etquant  à  la  pré- 
paration à  la  guerre  contre  la  Prusse,  voici 
ce  qu'en  écrit  M.  Welschinger:  «L'emperear 
acceptait  ridée  de  cette  guerre^  mais  sans  rien 
tenter  de  sûr  pour  rendre  ta  guerre  efficace. 
Il  commençait  des  réformes  qu'il  n  était  pas 
en  état  de  faire  aboutir  ;  il  entreprenait  des 
préparatifs  quil  ne  pouvait  mener  jusqu'à 
leur  achèvement  normal  ;  il  n'arrivait  pas  à 
dompter  r inertie  ou  le  mauvais  vouloird'une 
majorité  plus  occupée  de  ses  intérêts  électo- 
raux que  des  intérêts  du  pays.  Il  essayait,  il 
est  vrai ^  secrètement  auprès  d'elle  des  dé" 
marches  qui^  malgré  son  insistance,  n'abou^ 
lissaient  pas,  car  il  ne  se  faisait  ni  obéir,  ni 
craindre,  et  trouvait  dans  ses  propres  con^ 
seils  des  hommes  qui  se  mettaient  en  travers 

1.  La  guerre  de    i870,  Cuuset  et  respons^Hitis^ 
par  Henri  Wclschingcr,  tome  I,  p.  33. 


RFSPONSABILITÉ    DE    NAPOLÉON    111  81 

de  ses  meilleurs  desseins.  Il  complaît  aveuglé- 
ment sur  la  neutralité  des  Etats  du  Sud,  où 
cependant  les  agents  de  Bismarck  faisaient 
croire  que  la  France  était  le  seul  obstacle  à 
l'unité  allemande.  Il  négociait  des  projets  d'al- 
liances qui  demeuraient  malheureusement  à 
Vétat  d'ébauches.  Il  se  contentait  des  lettres 
majestueuses  d'un  empereur  ou  d'un  roi,  au 
lieu  de  traités  formels,,.  Il  flattait  l'Italie,  en 
même  temps  qu'il  la  froissait.  Il  faisait  des 
avances  sans  portée  à  l'Autriche  qui  n'osait 
croire  à  la  sincérité  absolue  de  ses  desseins 
et  redoutait  toujours  quelque  mauvais  coup 
préparé  dans  l'ombre  contre  elle.  Il  parais- 
sait compter  sur  la  bienveillance  loyale  de  la 
Russie,  dont  il  contrecarrait  la  politique  en 
Orient,  sourd  à  des  invites  de  sa  part  qui, 
bien  comprises,  eussent  peut-être  pu  déconcer^ 
ter  les  plans  des  Prussiens  \  » 

Et  voici  la  conclusion,  qui  est  écrasante 
pour  Napoléon  III  :  «  Jouet  de  ses  propres 

1.  Onvr.  cité^  p.  35. 

Montesquiou,  18  ;0.  i 


82  1870 

caprices  el  de  ses  velléiléSy  dupe  de  ses  con- 
seillers et  de  ses  amis,  il  menait  le  pays  vers 
une  guerre  fatale,  sans  vues  déterminées, 
sans  ressources  suffisantes,  sans  appuis  ex- 
térieurs. » 


CHAPITRE    VIII 

NAPOLÉON    111   ÉTAIT  AVERTI 


Les  hommes  de  l'opposition,  je  l'ai  montré, 
ont  agi  avec  le  pire  esprit  de  parti,  sans  avoir 
égard  aux  intérêts  de  la  Patrie.  Ils  ont  été 
ou  fous,  ou  stupides,  ou  criminels.  C'est  en- 
tendu. Et  ce  qu'ils  ont  dit  ou  fait  aurait  dû 
les  écarter  à  jamais  du  gouvernement  de  la 
France.  Mais  il  y  a  une  excuse  qu'ils  pour- 
raient pourtant  à  la  rigueur  présenter  :  «  Nous 
ne  savions  pas.  Nous  ne  connaissions  pas  les 
forces  de  la  Prusse,  nous  ignorions  ses  formi- 
dables préparatifs.  »  Or,  une  telle  excuse  est 
impossible  au  gouvernement  impérial.  Na- 
poléon III  a  été  averti,  et  très  exactement 
averti,  notamment  par  deux  militaires,  le  co- 
lonel Stoffel  et  le  général  Ducrot.   il  a  été 


8V 


averti  delà  supériorité  de  Tarmée  allemande, 
en  effectif,  en  rapidité  de  mobilisation,  en 
armement.  Il  a  été  averti  du  danger  inévita- 
ble de  la  guerre,  auquel  on  ne  pouvait  parer 
que  par  des  préparatifs  équivalents  aux  pré- 
paratifs prussiens.  Il  a  été  averti  que  la  ré- 
organisation de  Tarmée  par  la  loi  de  1868 
nous  laissait  en  infériorité.  Bref,  il  a  été  on 
ne  peut  mieux  averti  du  désastre.  El  ceci 
rend  sa  responsabilité  encore  plus  écrasante. 

Le  colonel  Stoffel  fut  notre  attaché  mili- 
taire à  Berlin  de  1866  à  1870.  Pendant  ces 
quatre  années,  il  a  envoyé  au  gouvernement 
français  des  rapports  qui  sont  remarquables 
de  clairvoyance.  Ces  rapports  ont  été  souvent 
cités  *.  Si  j'y  reviens,  c'est  qu'ils  mettent  en 
relief  les  fautes  de  l'Empire  que  certains 
voudraient  effacer. 

Le  colonel  Stoffel  ne  se  lasse  pas  de  faire 
l'éloge  de  l'armée  prussienne,  ceci  pour  met- 


1.  Rapports  militairei  écrit!  de  Berlin,   1866-1870, 
par  le  colonel  Baron  Stoffel 


NArOT.ÉON    111    ÉTAIT    AVERTI  85 

tre  en  garde  le  gouvernement  français.  Tous 
les  efforts  sont  dirigés  vers  l'armée,  dé- 
elare-t-il,  tous  les  honneurs  lui  sont  réser- 
vés. «  Quels  que  soient  les  défauts  qu'on 
puisse  trouver  à  l'organisation  militaire  de 
la  Prusse,  — écrit-il  notamment,  —  comment 
ne  pas  admirer  ce  peuple  qui,  ayant  compris 
que  pour  les  Etats,  comme  pour  les  individus, 
la  première  condition  est  d'exister,  a  voulu 
que  r armée  fût  la  première,  la  plus  honorée 
de  toutes  les  institutions,  que  tous  les  citoyens 
valides  participassent  aux  charges  et  à  l'hon- 
neur de  défendre  le  pays  ou  d'augmenter  sa 
puissance,  et  que  ceux-là  fussent  par-dessus 
tout  estimés  et  considérés  ?  »  Et,  en  note,  il 
ajoute  :  «  J'ai  déjà  dit  qu'en  Prusse,  tous  les 
honneurs, tous  les  avantages,  toutes  les  faveurs 
sont  pour  l'armée  ou  ceux  qui  ont  servi  *.  » 
L*armée  n'est  pas  seulement  honorée,  elle 
est  admirablement  préparée.  «  Je  ne  saurais 
trop  insister  sur  les  soins  incessants  qu'on 

1.  Rapport  du  23  avril  1868,  p.  101. 


80  1870 

prend  ici  pour  être,  à  un  moment  quelconque» 
en  mesure  de  faire  la  guerre  avec  le  plus  de 
chance  possible  de  succès.  La  langue  alle- 
mande a  môme  un  mot  :  kriegsbereiischafl, 
pour  exprimer  cet  état  de  préparation  où  doit 
se  trouver  constamment  une  armée  qui  com- 
prend véritablement  sa  mission.  Tenir  Tar- 
mée  continuellement  prête  pour  la  guerre, 
et  cela  sans  négliger  un  seul  des  nombreux 
détails  que  cet  état  comporte,  tel  est  le  but 
vers  lequel  tendent  avant  tout  les  efforts  du 
gouvernement  prussien  '.  » 

A  qui  est  due  cette  admirable  préparation? 
Surtout  à  Vinfluence  considérable  et  per- 
sonnelle du  Roi.  C'est  lui  «  qui,  pendant 
vingt  ans,  comme  prince  et  pendant  dix  ans, 
comme  régent  ou  comme  roi,  a  donné  tousses 
soins  à  Tarmée,  avec  une  sollicitude,  une 
passion,  une  bonne  humeur  telles  qu*il  en  a 
fait  un  instrument  redoutable  »  *. 


1,  Rapport  du  12  décembre  1863,  p.  263. 

2.  Rapport  du  22  juillet  1868,  p.  201. 


NAPOïÉON   111    ÉTAIT    AVERTI  87 

Et  quel  est  le  résultat  ?  G*est  que  cette  ar- 
mée nous  est  supérieure  en  presque  tout. 
L'artillerie  d'abord.  «  Il  faudrait  en  prendre 
notre  parti  si  la  guerre  venait  à  éclater  :  le 
matériel  d'artillerie  prussien  est  très  supé^ 
rieur  au  nôtre  \  »  L'état-major.  «  11  faut  le 
proclamer  bien  haut,  comme  une  vérité  écla- 
tante :  l'état-major  prussien  est  le  premier 
de  l'Europe  ;  le  nôtre  ne  saurait  lui  être  com- 
paré '.  »  Les  effectifs.  Les  forces  allemandes 
sont  dénombrées  dans  les  rapports  du  23  avril 
et  du  24  juin  1868.  Elles  sont  calculées  à 
955.000  hommes   pour  la  Confédération  de 
l'Allemagne  du  Nord,  et  à  128.000  hommes 
pour  l'Allemagne  du  Sud.  Ne  tenant  compte 
que  de  la  Confédération  du  Nord,  —  car  on 
ne  savait  encore  ce  que  ferait  le  Sud,  —  le 
colonel  StofTel  s'écrie  :  «  On  est  presque  ef- 
frayé de  songer  que  nous  avons  à  nos  portes 

1.  Rapport  du  23  avril  1868  intitulé  :  Supériorité  do 
l'armée  prussienne,  p.  107. 

2.  Même  rapport,  p.  112. 


88  1870 

une  puissance  rivale  qui  nous  trouve  pour  le 
moins  incommodes,  quoi  qu'on  en  puisse 
dire,  et  qui,  par  suite  d'une  organisation  dont 
elle  ne  peut  se  départir,  dispose  de  plus  de 
900.000  soldats,  tous  rompus  au  métier  des 
armes.  J'insiste  et  je  répète  :  tous  rompus 
au  métier  des  armes  ;  car  il  ne  s'agit  ici  ni 
de  gardes  nationaux  sédentaires,  ni  de  gar- 
des nationales  mobiles,  mais  bien  de  soldats 
qui  servent  tous  pendant  trois  ans,  ou  qui, 
après  avoir  servi,  sont  entretenus  et  confir- 
més par  des  exercices  annuels  jusqu'à  l'âge 
de  trente-deux  slus.  Dès  lors,  ei  abslraclion 
faite  de  notre  infériorité  sous  tant  de  rap- 
ports, comment  lutterons-nouSyavec  les  quel- 
ques centaines  de  mille  d'hommes  seulement 
dont  se  compose  notre  armée,  contre  des  effec- 
tifs doubles  et  même  triples  des  nôtres  et  si 
fortement  constitués  f  *» 

Reste  la  mobilisation.  «  Il   faut  nous  le 
tenir  pour  dit,  déclare   le  colonel  StofTel  : 

1.  Rapport  du  28  février  1870,  p.  403. 


NAPOLÉON    111    ÉTAIT    AVERTI  83 

nous  ne  surprendrons  pas  la  Prusse.  Son  or- 
ganisation militaire,  qui  lui  permet  de  con- 
centrer sur  nos  positions,  en  vingt  ou  vingt- 
cinq  jours,  plusieurs  armées  de  100.000 
hommes  chacune  ;  la  vigilance  du  gouverne- 
ment qui  préside  à  ses  destinées;  sacroyancc 
dans  la  probabilité  d'une  lutte  suprême  avec 
la  France,  sont  autant  de  raisons  pour  que 
nous  la  trouvions  toute  préparée  à  Theure 
où  éclatera  le  fatal  conflit  \  » 

En  résumé,  la  guerre  est  inévitable  *  ;  il 
faut  pour  répondre  aux  préparatifs  de  la 
Prusse  que  la  France  soit«  armée  jusqu'aux 
dents  »  •  ;  au  lieu  de  cela,  la  France  est  frap- 
pée d'un  funeste  «  aveuglement  »  *  ;  la  loi 
votée  en  1868  est  insuffisante  *  ;  et  le  résul- 
tat est  que  la  Confédération  de  V Allema- 
gne du  Nord  disposera  de  1  million  de  soldais 

1.  Rapport  du  12  août  1869,  p.  315. 

2.  Même  rapport. 

3.  Rapport  du  23  février  1870,  p.  386. 

4.  Rapport  du  12  août  1869,  p.  316. 

5.  Même  rapport. 


90  1870 

inslriiilSj  disciplinés  ei  forlement  organisés^ 
lorsque  la  France  en  compte  à  peine  300.000 
à  400.000  ». 

Voilà  ce  que  le  colonel  Stoffel  prédisait  au 
gouvernement  impérial.  On  sait  comme  ses 
prédictions  se  sont  réalisées  à  tous  les  points 
de  vue. 


J'ai  dit  qu'un  autre  officier  jeta  un  cri  d'a- 
larme qui,  hélas  !  ne  fut  pas  plus  écouté. 
C'est  le  général  Ducrot.  Commandant  la 
6*  division,  à  Strasbourg,  de  1865  à  1870,  le 
général  Ducrot  était  bien  placé  pour  surveil- 
ler ce  qui  se  passait  alors  au  delà  de  la  fron- 
tière. Les  lettres  qu'il  écrit  concordent  exac- 
tement avec  les  rapports  du  colonel  StolTel». 
La  guerre  est  inévitable  :  «  A  moins  d'être 
aveugle,  il  n'est  pas  permis  de  douter  que  la 

1.  Rapport  du  12  août  1869,  p.  324. 

2.  Voir  La  vie  miVi/aire  du  gétiérAl  Ducrot  d**près. 
sa  correspondance^  tome  II. 


NAPOLÉON    Ht    ÉTAIT    AVERTI  \)i 

guerre  éclatera  au  premier  jour  *.  »  Les  Alle- 
mands nous  écraseront  sous  leurs  effectifs 
supérieurs  de  soldats  exercés.  «  Pendant  que 
nous  délibérons  et  discutaillons,  nos  bons 
voisins  les  Allemands  se  préparent  avec  une 
ardeur  fébrile  ;  dès  aujourd'hui,  ils  sont  en 
mesure  de  mettre  en  ligne  huit  cent  mille 
hommes  et  douze  cents  bouches  à  feu.  Il  nous 
faudrait  faire  de  grands  efforts  pour  leur 
opposer  quatre  cent  mille  hommes  et  trois 
cents  bouches  à  feu.  C'est  une  disproportion 
vraiment  effrayante  et  qui  devrait  donner  à 
réfléchir  aux  moins  clairvoyants  et  aux  plus 
optimistes  *.  »  «  Notre  préparation  comparée 
à  celle  de  la  Prusse  est  dérisoire  et,  le  jour 
où  la  lutte  commencera,  nos  forces  seront  à 
celles  de  nos  adversaires  dans  la  proportion 
de  un  à  trois.  En  quarante-huit  heures,  ils 
peuvent  jeter  sur  notre  territoire  de  cent  vingt 
à  cent  cmquante  mill*»  hommes,  et  en  onze 


1.  Lettre  du  5  décembre  1866,  Ouvr.  cit.,  p.  146. 

2.  Lettre  du  26  février  1867,  Id.,  p.  154. 


92  1870 

journées,  calculées  mathématiquement,  faire 
arriver  en  ligne  cinq  cent  mille  combattants 
avec  pareil  chiffre  de  réserves  en  arrière, 
pour  occuper  les  forteresses,  s'échelonner 
sur  ies  bases  d'opération.  Nous  n'arriverons 
cerlainemenl pas  à  un  pareil  résultai  en  onze 
semaines  !  Il  y  aura  donc  un  moment  où  ies 
gens  qui^  comme  moi,  sont  en  première  ligne, 
se  trouveront  fort  embarrassés  *.  » 

«  Notre  préparation  comparée  h  celle  de 
la  Prusse  est  dérisoire  »,  déclare  ici  le  géné- 
ral Ducrot.  Aussi  il  se  demande  si  le  gou- 
vernement français  n'est  pas  «  frappé  de  dé- 
mence ».  *  Il  déclare  :  «  Nous  n'avons  plus 
de  gouvernement.  Dans  l'entourage  de  l'Em- 
pereur, c'est  une  véritable  anarchie  :  aucune 
entente  entre  les  ministres,  entre  les  mem- 
bres de  la  famille  impériale.  L'Empereur, 
tout  en  paraissant  comprendre  la  gravité  de 
la  situation,  la  nécessité  de  se  débarrasser 

1.  Lettre  du  22  juin  1863,  Oavr.  cité,  p.  351. 

2.  Lettre  du  5  décembre  1866,  /(/.,  p.  146. 


\ 


NAPOr.fOV   TIT   ÉTAIT    AVERTI  93 

d*hommes  usés  et  déconsidérés,  ne  peut  se 
décider  à  prendre  une  grande  résolution  ;  // 
se  traîne  à  la  remorque  des  événemenls  sans 
chercher  à  les  prévoir ^  sans  prétendre  à  les 
diriger^.  »  Le  25  septembre  1869,  parlant  d'un 
projet  d'annexion  du  grand  duché  de  Bade  à 
la  Confédération  du  Nord,  le  général  Ducrot 
déclare  encore  :  «  Je  crois  que  les  choses  con- 
tinueront à  marcher  comme  elles  marchent 
depuis  trois  ans  :  l'annexion  se  fera,  et  nous 
regarderons  faire  ;  l'Impératrice  se  promè- 
nera, recueillera  des  triomphes,  des  ova- 
tions, fera  dépenser  beaucoup  d'argent  à  ses 
illustres  hôtes,  en  dépensera  beaucoup.  Pen- 
dant ce  temps,  l'Empereur  fumera  des  ciga- 
rettes, se  frisera  la  moustache  ;  Forcade  de 
la  Roquette  se  cramponnera  à  son  porte- 
feuille, Rouhor  guettera  un  tour  pour  faire 
sa  rentrée  au  pouvoir,  la  révolution  conti- 
nuera à  faire  son  chemin,  et,  un  beau  jour ^ 
la    Prusse^  devenue  l'arbitre   de  l'Europe, 

1    Lettre  du  9  novembre  1867,  Onvr,  cité,  p.  196. 


1)4  1870 

mellra  son  talon  sur  la  France ,  annexant  au 
grand  Empire  germanique  la  Lorraine  et 
l'Alsace^  tandis  que  le  désordre  et  Vanarchie 
bouleverseront  notre  pauvre  pays  *.  » 

De  telles  lettres  sont  prophétiques.  Certes, 
ces  lettres,  qui  sont  adressées  aux  uns  et  aux 
autres,  n'ont  pas  toutes  été  connues  de  Na- 
poléon III,  comme  les  rapports  du  colonel 
StofTel.  Mais  il  en  a  connu  la  substance.  Le 
général  Ducrot  s'est  arrangé,  en  effet,  pour 
que  son  cri  d'alarme  fût  entendu  de  l'Empe- 
reur. Ce  cri  a  été  entendu,  mais  non  écouté. 
«  Tout,  absolument  tout  ce  que  j'avais  prévu 
se  réalise,  écrivait  le  général  Ducrot,  le 
13  août  1870  ;  le  plan  de  campagne  que  sui- 
vent les  Prussiens  est  exactement  celui  que 
je  traçais  dans  dix  rapports  adressés  à  l'Em- 
pereur, au  ministre,  dans  les  conférences 
auxquelles  j'assistais  à  l'École  d'artillerie  ! 
Si  l'on  avait  daigné  m'écouter  quelque  peu, 
nous  n'en  serions  pas  réduits  au  misérable 

1.  Ouvr.  cit.,  p.  321. 


KAFOLÉO.N  m  ÉTAIT  AVERTI  95 

rôle  que  nous  jouons  en  ce  moment  «.  »  Et  le 
soir  de  Sedan,  Napoléon  III  reconnaissait  de- 
vant le  générai  Ducrot  :  «  Vos  pressentiments 
sur  les  intentions  de  la  Prusse,  ce  que  vous 
m'aviez  dit  de  ses  forces  militaires  et  du  peu 
de  moyens  que  nous  aurions  à  leur  opposer  y 
tout  cela  n'était  que  trop  vrai  ;  f  aurais  dû 
tenir  plus  compte  de  vos  avertissements  et  de 
DOS  conseils  •.  » 

Il  ne  servait  plus  à  rien  de  déplorer.  Il 
fallait  prévoir.  Et  si  gouverner,  c'est  prévoir, 
on  peut  dire  que,  dans  les  années  qui  précè- 
dent 1870,  la  France  a  subi  le  plus  criminel 
des  gouvernements.  Ce  gouvernement  n'a 
rien  prévu,  et  pourtant,  on  le  voit,  il  était 
dûment  averti. 

1.  Ouvr.  cit.,  p.  381. 

3.  Journée  de  Sedan,    par  le  général  Ducrot;  p.  43. 


CHAPITRE   IX 


LA  GARDE    MOBILE 


Quelle  est  exactement  la  loi  militaire  dis- 
cutée en  1867-1868,  à  propos  de  laquelle 
Topposition  a  débité  les  sottises  criminelles 
que  j'ai  relevées,  qui  néanmoins  a  été  votée, 
et  qui  soi-disant  devait  nous  mettre  en  me- 
sure de  répondre  victorieusement  à  Tattaque 
de  la  Prusse,  voilà  ce  que  je  crois  à  présent 
utile  d'exposer  pour  poursuivre  notre  re- 
cherche des  responsabilités. 

En  1866,  par  sa  victoire  sur  l'Autriche,  la 
Prusse  se  révélait  un  adversaire  redoutable. 
De  plus,  le  gouvernement  français  avait  été 
obligé  de  reconnaître  que  notre  armée,  — 
pour  diverses  causes,  parmi  lesquelles  on 
peut  signaler  une  cause  matérielle  :  Texpédi- 

Montetquiou,  1870.  7 


t)8  1870 

lion  du  Mexique  et  une  cause  morale  :  l'in- 
curie générale,  —  que  noire  armée  donc  se 
Irouvait  alors  1res  affaiblie.  En  1866,  noire 
«  désorganisation  »,  écrit  G.  Rothan  *,  en 
était  «  arrivée  au  point  de  ne  pouvoir  mettre 
en  ligne  qu'une  quarantaine  de  mille  d'hom- 
mes ».  Écoutez,  d'autre  part,  cette  anecdote 
qu'il  rapporte  et  qui  en  dit  long  :  «  Je  m6 
rappelle  le  triste  tableau  que  me  faisait,  en 
1867,  M.  le  général  Ducrot,  lors  de  l'affaire 
du  Luxembourg.  Il  me  disait  en  être  réduit 
à  fermer  les  portes  de  Strasbourg,  sous  pré- 
texte de  réparation  aux  ponts-levis,  mais,  en 
réalité,  pour  se  mettre  à  l'abri  d'un  coup  de 
main  de  la  part  des  Allemands.  La  guerre 
était  imminente,  et  il  n'y  avait  pas  un  canon 
sur  les  remparts,  toutes  les  batteries  étaient 
démontées,  les  pièces  et  les  affûts  étaient  en- 

1.  La  Politique  française  en  i866,  par  G.  Rothan, 
p.  23 1 .  (  Rothan  et  ai  t,  dans  les  années  qui  précèdent  1870, 
notre  consul  général  à  Hambourg.  Il  a  surveillé  de 
près  les  armements  de  la  Prusse  et  a  rensei^é  le 
gouvernement  français.) 


LA    GARDE    MOBILE  99 

tassés  pêle-mêle  à  l'arsenal  ;  il  aurait  fallu 
plusieurs  mois  pour  mettre  la  place  en  dé- 
fen  se .  » 

Devant  l'avertissement  donné  par  la  vic- 
toire prussienne,  impossible  de  ne  pas  s'aper- 
cevoir qu'il  fallait  une  réorganisation  com- 
plète de  notre  armée.  Vers  la  fin  de  1866, 
Napoléon  III  convoqua  donc,  pour  s'occuper 
de  cette  question,  une  Haute  Commission 
composée  des  ministres,  des  maréchaux  et 
de  plusieurs  généraux. 

Le  recrutement  était  alors  régi  par  la  loi 
de  1832.  En  voici  les  principales  disposi- 
tions :  contingent  établi  chaque  année  par 
une  loi.  Tirage  au  sort  pour  déterminer  les 
jeunes  gens  de  la  classe  qui  feront  partie  de 
ce  contingent,  les  autres  étant  définitivement 
libérés  de  tout  service  militaire.  Remplace- 
ment facultatif  pour  ceux  qui  seront  incorpo- 
rés. Durée  du  service,  sept  ans.  Séparation 
du  contingent  en  deux  parties.  La  première, 

1 .  Ouvr,  cité,  p.  228. 


100  1870 

plus  ou  moins  nombreuse,  suivant  le  budget 
alloué,  est  seule  incorporée.  L'autre  reste 
dans  ses  foyers,  à  titre  de  réserve.  Elle  peut 
être  appelée  à  Tactivité  par  une  simple  or- 
donnance, et  peut  être  soumise,  entre  temps, 
à  des  revues  ou  des  exercices. 

En  1855,  r  «  exonération  »  avait  été  subs- 
tituée au  «  remplacement  ».  C'est-à-dire 
qu'on  était  exonéré  du  service  militaire,  sim- 
plement en  versant  une  certaine  somme  d'ar- 
gent à  la  caisse  de  dotation  de  l'armée. 

Telle  était  la  loi  devant  laquelle  allait  se 
trouver  la  Haute  Commission  réunie  par  Na- 
poléon III. 

Quelle  fut  l'attitude  de  cette  Commission? 
La  voici  parfaitement  résumée  :  «  Les  mem- 
bres militaires  de  la  Commission,  bien  que 
différant  entre  eux  sur  le  choix  des  moyens, 
posèrent  en  principe  qu'il  fallait  arriver  à  ce 
que  la  France  pût  disposer  d'w/im////o/i  d'hom- 
mes exercés^  répartis  en  armée  active,  ré- 
serve et  armée  territoriale.  Mais  les  membres 
poliliques  représentèrent  à  l'Empereur  que  le 


LA    GARDE    MOBILE  101 

* 

pays  ne  comprendrait  pas  un  tel  accroisse- 
ment de  charges  survenant  en  pleine  paix, 
surtout  au  moment  où  la  France  se  préparait 
à  recevoir  pour  hôtes,  à  l'occasion  d'une 
grande  Exposition,  tous  les  souverains  de 
l'Europe  *.  » 

Les  militaires  se  plaçaient  au  point  de  vue 
défense  nationale^  les  politiques  au  point  de 
vue  électoral.  Pour  complaire  à  ces  derniers, 
l'Empereur  élabora  alors  avec  le  maréchal 
Niel  un  projet  dans  lequel  les  efYectifs  jugés 
nécessaires  se  trouvaient  atteints,  grâce  à  l'ins- 
titution d'une  garde  mobile.  La  garde  mobile 
devait  être  formée  de  tous  les  jeunes  gens  de 
la  classe  qui,  reconnus  bons  pour  le  service, 
ne  seraient  pas,  pour  une  raison  ou  une  autre, 
compris  dans  le  contingent.  Ils  ne  pourraient 
être  appelés  à  l'activité  qu'en  cas  de  guerre. 
En  temps  de  paix,  ils  se  trouveraient  astreints 
à  quelques  exercices,  chaque  année.  Malgré 


1.  La  Guerre  de  1 870^  rédigée  à  la  section  histori- 
que de  l'état-major  de  l'Armée,  tome  I,  p.  2. 


102  1870 

l'opposition  de  la  plupart  des  militaires,  c'est 
ce  projet  qui  fut  adopté  par  la  Commission. 

De  la  Commission,  le  projet  fut  renvoyé 
au  Conseil  d'Etat,  qui  le  vota  sans  grandes 
modifications.  De  là,  il  passa  devant  la  Com- 
mission nommée  par  l'Assemblée  législative, 
qui  lui  fit  subir  une  plus  grave  amputation. 
Le  projet  primitif  donnait  au  gouvernement 
le  droit  de  convoquer  la  garde  mobile,  chaque 
année,  pour  une  période  de  quinze  jours.  La 
commission  de  la  Chambre  consentit  à  ces 
quinze  jours  d'exercices,  mais  en  les  ren- 
dant inutilisables.  Elle  interdit,  en  effet,  toute 
convocation  entraînant  un  déplacement  déplus 
d'une  journée. 

Le  projet  tel  qu'il  fut  présenté  par  la  Com- 
mission de  la  Chambre  fut  voté  par  200  dé- 
putés contre  60  et  par  126  sénateurs  contre  1. 
Si  ce  projet  était  insuffisant,  il  ne  faut  donc 
pas  en  rejeter,  comme  certains  cherchent  à  le 
faire,  toute  la  responsabilité  sur  l'opposition. 
11  faut  en  accuser  d'abord  les  membres/>o/i- 
iiques  de  la  Haute  Commission  nommée  par 


LA    GARDE    MOBILE  103 


l'Empereur,  ensuite  la  Commission  nommée 
par  la  Chambre.  Mais  voilà:  ceci,  r'est  remon- 
ter jusqu'à  Napoléon  III,  ce  que  certains  veu- 
I  lent  éviter.  A  la  Commission  qu'il  avait  réu- 
nie, l'Empereur  n'avait  qu'à  imposer  sa 
volonté  (s'il  en  avait  une).  Tout  au  moins,  il 
n'avait  qu'à  soutenir  plus  fermement  qu'il  ne 
l'a  fait  les  membres  compétents  de  cette 
Commission,  les  militaires.  Quant  à  la  com- 
mission de  la  Chambre,  qui  lui  avait  donné 
le  pouvoir  de  se  mettre  en  travers  des  mesu- 
res de  salut  public,  si  ce  n'est  Napoléon  III 
lui-même  ? 


Les  critiques  contre  cette  institution  ^    ' 
garde    mobile  —  je  pai  i 
gens  compétents  —  ne  manquèrent   pas.  ue 
rappellerai  seulement  celle  des  deux  militai- 
res, dont  j'ai  déjà  parlé  et  dont  les  aveiiisse- 
ments  furent  prophétiques,  le  colonel  StolTel 


104  1870 

et  le  général  Ducrot.  Parlant  de  ce  qu'on 
pensait  en  Prusse  de  la  nouvelle  loi  militaire 
française,  le  colonel  Stoffel  écrivait  :  «  La  loi 
ne  permet  pas  de  donner  à  la  garde  nationale 
mobile  la  moindre  instruction  militaire.  Aussi 
est-elle  regardée  dans  son  ensemble  comme 
un  non-sens  ou  comme  une  loi  avortée  qui, 
loin  de  rien  ajouter  à  la  puissance  de  la 
France,  ne  produira,  au  contraire,  qu'un  af- 
faiblissement de  ses  ressources...  Car  quelle 
instruction  militaire  voulez-vous  qu'on  puisse 
donner  à  un  homme  qui  dans  la  plupart  des 
départements,  et  en  une  seule  journée^  aursi 
deux  ou  trois  lieues  à  faire,  le  matin,  pour 
se  rendre  de  son  domicile  au  lieu  de  réunion, 
autant  à  faire,  le  soir,  pour  retourner  chez 
lui,  et  qui,  de  plus,  sera  obligé,  dans  celle 
même  journée,  de  se  rendre  aux  appels,  aux 
rassemblements  de  toute  sorte,  aux  distri- 
butions d'armes,  aux  distributions  d'effets, 
etc.  ?  Ne  voyez-vous  pas  qu'il  y  a  impossibi- 
lité matérielle  à  trouver,  dans  cette  même  et 
unique  journée,  un  quart  d'heure  pour  le 


LA    GARDE    MOBILE  105 

consacrer  aux  exercices  proprement  dits  ?... 
\insi,  notre  nouvelle  loi  de  réorganisation 
militaire,  en  ce  qui  concerne  la  garde  natio- 
nale mobile,  est  condamnée  d'avance  par  le 
bon  sens  le  plus  vulgaire.  Et  pourtant,  cette 
loi  a  été  votée  par  les  Chambres  I  On  a  donc 
vu,  chose  à  peine  croyable,  une  grande  na- 
tion se  donner  solennellement,  par  l'organe 
de  ses  représentants,  une  augmentation  de 
500.000  hommes  pour  la  défense  du  pays,  et 
s'enlever,  en  même  temps,  d'un  même  trait 
de  plume,  pour  ainsi  dire,  les  moyens  de 
leur  faire  acquérir  la  moindre  instruction 
militaire.  Je  doute  qu'aucune  Assemblée, 
dans  aucun  pays,  ait  jamais  donné  une  preuve 
aussi  flagrante  d'inconséquence  et  de  légè- 
reté '.  »  Critiques  semblables  chez  le  géné- 
ral Ducrot  ". 

1.  Rapports  militaires  écrits  de  Berlin.  Rapport  du 
12  août  1869,  p.290,  292  et  296. 

2.  La  Vie  militaire  du  général  Ducrot,  d'après  sa 
correspondance,  tome  II.  Lettres  du  31  décembre  1867 
et  17  janvier  1868,  p.  200  et  209. 


100  1870 

Quant  au  maréchal  Niel,  que  pensait-il  de 
cette  loi  ?  Remarquons  d'abord  qu*il  s'était 
primitivement  montré  partisan,  avec  les  au- 
tres membres  militaires,  du  projet  réorga- 
nisant Tarmée  et  augmentant  les  effectifs, 
sans  le  recours  à  la  garde  mobile.  Ce  n'est 
que  devant  l'opposition  des  membres  civils 
qu'il  avait  élaboré  le  projet  qui  porte  son 
nom.  Ce  projet  avait  été  en  partie  dénaturé 
par  la  Commission  de  la  Chambre.  Cependant, 
telle  que  la  loi  fut  votée,  le  maréchal  Niel 
l'accepta.  Publiquement,  il  montra  même  à 
son  égard  un  certain  optimisme.  «  Notre  ar- 
mée, avec  la  nouvelle  loi,  déclarait-il,  par 
exemple,  sera  plus  forte  qu'elle  ne  l'a  jamais 
été,  et  elle  correspondra  parfaitement  aux 
circonstances  dans  lesquelles  nous  nous  trou- 
vons*. »  «  Si  je  suis  parvenu  à  vous  démontrer 
d'abord,  déclarait-il  encore,  que  la  loi  n'im- 
pose aucun  fardeau  nouveau  aux  populations, 
qu'elle  apporte,  au  contraire,  un  allégement, 

1.  Séance  de  la  Chambre  du  31  décembre  1867. 


LÀ   GARDE    MOBILE  107 

ensuite,  qu'au  point  de  vue  de  son  efficacité 
pour  la  guerre,  elle  donne  des  forces  consi- 
dérables, inconnues,  il  faut  le  dire  à  notre 
pays,  il  me  semble  que  l'Empereur  a  eu  une 
heureuse  inspiration  *.  »  Mais  ceci  semble 
bien  être,  chez  le  maréchal  Niel,  de  l'opti- 
misme de  commande.  Car,  d'après  son  his- 
torien, le  Commandant  de  La  Tour,  l'attitude 
n'était  pas  la  même  dans  le  privé.  «  On  a  vu, 
écrit  le  commandant  de  La  Tour,  dans  les 
discours  du  maréchal,  que,  pour  rassurer 
l'opinion  publique, il  ne  voulaitpas  laisser  per- 
cera la  tribune  le  découragementqu'il  éprou- 
vait. Mais,  dans  l'intimité,  au  milieu  de  ses 
aides  de  camp,  de  ses  officiers  d'ordonnance, 
il  donnait  libre  cours  à  ses  appréhensions. 
Un  de  ses  anciens  officiers  d'ordonnance  (le 
général  comte  des  Garets),  témoin  de  tous 
ces  événements,  a  bien  voulu,  dernièrement, 
nous  donner  ses  impressions  personnelles 
sur  cette  émouvante  période  de  la  vie  du  ma- 

1.  Séance  du  Sénat  du  28  janvier  1868. 


108  1870 

réchal...  «  Son  ministère  (c'est  le  général 
des  Garets  qui  parle)  a  été  une  lutte  perpé- 
tuelle, tant  dans  ses  débats  parlementaires 
que  contre  l'Empereur,  très  fatigué,  sceptique, 
et  entouré  de  courtisans  qui  lui  disaient  que 
tout  était  pour  le  mieux  dans  le  meilleur  des 
mondes.  Le  maréchal,  un  soir,  après  une  de 
ces  séances  de  lutte  qu'il  soutenait  devant  le 
Corps  législatif,  me  racontait  les  efforts  sté- 
riles qu'il  avait  faits  pour  bien  faire  compren- 
dre à  ses  auditeurs  comment  l'armée  prus- 
sienne était  organisée,  leur  en  donnant  tous 
les  détails  :  «  Ils  n'avaient  pas  l'air  d'écou- 
ter »,  ajouta-t-il,  et,  achevant  de  se  soulager 
dans  le  récit  qu'il  faisait  de  ses  efforts,  il  s'é- 
cria :  «  Vous  verrez  !  les  Prussiens  feront  sur 
«  nous  le  bond  de  la  panthère  !  *  » 

Voici,   d'autre   part,   ce   qu'écrit  G.    Ro- 
than  ■  :  «  Le  maréchal  Niel  était  un  cœur  pa- 


1 .  Le  Maréchal  Niel,  par  le  commandant  G.  de  La 
Tour,  p.  290. 

2.  A/faire  du  LuxemhouKj,  par  G.  Hothan,  p.  265. 


LA  GARDE   MOBILE  109 


triotique  et  une  vive  intelligence.  Il  ne  recula 
pas  devant  la  tâche  que  l'Empereur  lui  impo- 
sait tardivement.  Il  devait  succomber  à  la 
peine.  11  affirmait  le  succès  sans  y  croire,  il 
tenait  à  relever  le  moral  de  l'armée...  Mais, 
dans  rintimité,  en  présence  de  ses  aides  de 
camp,  il  ne  cachait  pas  ses  tristesses.  Il  leur 
disait  que  jamais  il  ne  donnerait  à  l'Empe- 
rear  le  conseil  de  faire  la  guerre  sans  alliés 
ci  qu'il  se  ferait  couper  en  quatre,  plutôt  que 
de  lui  permettre  de  la  provoquer.  » 

En  1870,  le  maréchal  Niel  était  mort.  Et 
Napoléon  III  se  lançait  dans  la  guerre  sans 
s'être  assuré  aucun  allié  I 


CHAPITRE   X 

LES  EFFECTIFS  EN  1870 

J'ai  résumé,  dans  le  chapitre  précédent,  la 
loi  de  1868,  instituant  la  garde  mobile. 
Qu'est-ce  qu'on  comptait  faire  en  cas  de 
guerre  de  cette  garde  mobile  qui,  même  si 
on  Teût  soumise  aux  quinze  jours  d'exercices 
annuels  projetés,  n'aurait  jamais  formé  qu'une 
troupe  assez  inexpérimentée  ?  On  comptait 
l'employer  à  «  garder  les  places  fortes  »  et  à 
«  maintenir  l'ordre  à  l'intérieur  »,  afin  de  dé- 
charger d'autant  les  soldats  de  l'active  et  de 
la  réserve. 

En  fait,  quel  fut  le  sort  de  la  garde  mo- 
bile ?  Elle  ne  fut  même  pas  organisée.  L'in- 
terdiction, dont  j'ai  parlé  précédemment,  de 
soumettre  ceux  qui  en  faisaient  partie  à  des 


112  1870 

déplacements  de  plus  d'une  journée,  rendait 
de  vrais  exercices  impossibles.  De  plus,  les 
quelques  essais  que  Ton  tenta  ne  furent  pas 
heureux.  Voici,  par  exemple,  ce  qu'écrivait 
le  général  Ducrot,  à  la  date  du  14  septem- 
bee  1869  :  «  J'ai  vu  notre  ministre  de  la  Guerre 
(le  maréchal  Lebœuf)  ;  nous  avons  longue- 
ment causé  et  il  ne  m'a  pas  dissimulé  qu'il 
trouve  bien  lourd  l'héritage  de  son  prédéces- 
seur... C'est  d'abord  la  garde  nationale  mo- 
bile qui  est  l'objet  de  ses  préoccupations. 
«  C'est,  me  disait-il,  une  école  d'indiscipline 
et  de  désordre,  une  source  de  folles  dépen- 
ses. Croiriez-vous  que  déjà  nous  dépassons 
de  vingt-cinq  millions  le  chiffre  des  sommes 
votées  au  budget  pour  cette  portion  de  notre 
état  militaire,  et  que  le  maréchal  Niel  avait 
pris  l'engagement  devant  la  commission  du 
budget  de  réduire  d'autant  les  dépenses  de 
l'armée  active  I  Les  réunions  qui  avaient  été 
commencées  à  Paris  ont  donné  lieu  aux  scè- 
nes les  plus  scandaleuses  ;  ce  sont  de  vérita- 
bles farces  pour  les  exécutants  comme  pour 


LES    EFFECTIFS    EN    1870  113 

les  spectateurs,  ridicules  en  attendant  qu'el- 
les deviennent  dangereuses.  Il  était  grand 
temps  d'y  couper  court  ;  aussi  n'ai-je  pas  hé- 
sité à  demander  qu'elles  fussent  définitive- 
ment suspendues...  Nous  devons  réserver 
toutes  les  ressources  du  budget  pour  Ten- 
tretien  et  l'instruction  d'une  bonne  et  so- 
lide armée  qui,  en  définitive,  sera  toujours 
destinée  à  donner  ou  à  recevoir  le  premier 
choc  qui,  presque  toujours,  décide  du  sort 
d'une  campagne  *.» 

Finalement,  le  maréchal  Lebœuf  déclarait 
à  la  Chambre,  peu  de  temps  avant  la  guerre, 
que  la  garde  mobile  «  n'ayant  pu  parvenir  à 
s'organiser,  ne  figurait  sur  les  contrôles  que 
pour  mémoire  ». 

Qu'en  était-il  du  reste  de  nos  forces  ? 

La  loi  de  1868  avait  établi  ainsi  le  recrute- 
ment :  fixation  du  contingent,  chaque  année, 
par  une  loi.  Tirage  au  sort  pour  déterminer 

1.  Là  Vie  du  général  Dacrot  d'après  sa  correspond 
dancey  tome  II,  p.  317, 

Montesquiou,  18701  § 


114  1870 

ceux  qui  feraient  partie  de  ce  contingent. 
Remplacement  admis.  Institution  d'une  garde 
mobile  comprenant  tous  ceux  qui,  reconnus 
bons  pour  le  service,  n'entraient  pas  pour 
une  raison  ou  une  autre  dans  le  contingent. 
Séparation  du  contingent  en  deux  portions, 
dont  l'une  passait  cinq  ans  et  l'autre  cinq 
mois  seulement  sous  les  drapeaux.  Durée  du 
service  :  cinq  ans  dans  l'armée  active,  quatre 
ans  dans  la  réserve  (celle-ci  ne  pouvant  être 
appelée  qu'en  temps  de  guerre)  ;  dans  la 
garde  mobile,  cinq  ans. 

Cette  loi,  d'après  les  calculs,  devait,  quand 
elle  aurait  produit  son  plein  effet, c'est-à-dire  au 
bout  de  huit  ans,  nous  donner  1.200.000  hom- 
mes ;  400.000  hommes  d'activé,  400.000  de 
réserve  et  400.000  de  garde  mobile. 

En  fait,  sur  quels  effectifs  pouvions-nous 
compter  au  moment  de  la  guerre  ?  Écoutons 
le  gouvernement  :  «  Rappelons  ici  ce  qui  a  été 
fait  ;  le  tableau  est  assez  grand  pour*  se  pas- 
ser de  commentaires  :  une  armée  de  ligne  de 
7b0.000  hommes  disponible  pour  la  guerre. 


LES    EFFECTIFS    EN    1870  115 


Près  de  600.000  hommes  de  garde  mobile. 
L'inslruciion,  dans  loules  ses  branches,  pous- 
sée à  un  degré  inconnu  jusqu'ici  ;  nos  règle- 
ments militaires  remaniés  et  mis  en  rapport 
avec  les  exigences  nouvelles...  1.200.000  fu- 
sils fabriqués  en  moins  de  dix-huit  mois.  Les 
places  mises  en  état  et  armées,  les  arsenaux 
remplis,  un  matériel  immense,  prêt  à  suffire 
à  toutes  les  éventualités  quelles  qu'elles  soient. 
Tous  ces  grands  résultats  obtenus  en  deux 
années.  »  Voilà  ce  qu*on  peut  lire  dans  le 
Journal  officiel  du  17  août  1869  !  Déjà,  le 
18  janvier  de  cette  même  année,  à  la  rentrée 
du  Parlement,  dans  son  discours  aux  séna- 
teurs et  députés,  Napoléon  III  avait  déclaré  : 
La  loi  militaire  et  les  subsides,  accordés  par 
itre  patriotisme,  ont  contribué  à  affermir  la 
yjnfiance  du  pays  et,  dans  le  juste  sentiment 
de  sa  fierté,  il  a  éprouvé  une  réelle  satisfac- 
tion le  jour  ou  il  a  su  qu'il  était  en  mesure 
de  faire  face  à  toutes  les  éventualités...  Le 
but  constant  de  nos  efforts  est  atteint  :  les 
ressources  militaires  de  la  France  seront  dé- 


116  1870 

sormais  à  la  hauteur  de  ses  dcslinées  dans  le 
monde  *.  » 

Tout  ceci  est  misérable  illusion,  mensonge 
ou  bluff.  Mais  de  telles  assurances  données 
par  le  gouvernement  n'innocentent-elles  pas 
en  partie  ceux  qui,  en  1870,  criaient  :  «  A  Ber- 
lin !  »  N'expliquent-clles  pas  la  mentalité  de  ' 
ceux  qui,  devant  nos  revers,  criaient  à  la  tra- 
hison ?  Le  gouvernement  leur  avait  tellement 
répété  que  nous  étions  prêts  sous  tous  les 
rapports,  que  notre  armée  était  admirable  ! 
Ils  ne  pouvaient  s'expliquer  que  par  la  trahi- 
son nos  défaites  répétées. 


Après  le  tableau  présenté  par  le  gouver- 
nement, voyons  quelle  fut  la  réalité.  En  réa- 
lité, nous  n'avons  pu  mettre  en  ligne  qu'un 
effectif  réel  de  264.000  hommes  '.  Comment 
cela  se  fait-il?L'explicationestsimple.  «  L'ar- 

1.  Journal  officiel  du  19  janvier  1860. 

2.  Là  Politique  française  en  1866,  par  G.  Rothan. 


LES    EFFECTIFS    EN    1870  117 

mée  active,  écrit  le  colonel  Rousset  *,  se  mon- 
tait réellement, swr  le  papier ^k  G39.748  hom- 
mes. Mais,  en  défalquant  de  ce  nombre  les 
indisponibles  et  les  troupes  nécessaires  à  la 
garde  de  l'Algérie,  à  la  constitution  des  dé- 
pôts et  à  la  division  d'occupation  de  Rome, 
on  ne  trouvait  déjà  plus  que  407.082  combat- 
tants. En  outre,  comme  la  garde  mobile  n'é- 
tait ni  constituée,  ni  équipée,  ni  habillée,  ni 
armée,  ni  instruite,  il  fallait  prélever  tout 
d'abord  sur  l'armée  active  un  chiffre  de 
7.000  hommesenviron,  pour  former  la  garni- 
son des  places  fortes.  Restent  350.000  hommes 
dont  il  convient  de  défalquer  la  gendarmerie 
(19.374  hommes)  l'escadron  des  Gent-Gardes 
de  l'Empereur  (338  hommes),  et  les  services 
administratifs  (11.830).  On  voit  qu'en  tenant 
compte  des  déchets  inévitables  et  des  diffi- 
cultés inhérentes  au  rappel  des  réserves  que 
l'absence  de  toute   réglementation  de  détail 


1.  Histoire  générale  de  la  guerre  franco-allemande ^ 
par  le  lieutenant-colonel  Rousset,  1. 1,  p.  41. 


118  1870 

rendait  fort  aléatoire,  il  devenait  difficile  de 
tabler  sur  un  nombre  rond  supérieur  à 
300.000  hommes,  même  en  comptant  large- 
ment. C'était  là  une  évaluation  que  tout  \v 
monde, j'entends  dans  le  gouvernement,  pou- 
vait faire,  et  que  personne  ne  fit.  » 

En  fait,  ce  chiffre  de  300.000  hommes  se 
trouva  être  encore  au-dessus  de  la  réalité. 
C'est  que,  par  suite  des  défauts  et  des  lenteurs 
de  la  mobilisation,  bien  des  réservistes  ne 
purent  rejoindre.  Cette  question  de  la  mobi- 
lisation avait  pourtant  été  une  de  celles  sur 
laquelle  le  colonel  Stoffel  et  le  général  Du- 
crot  avaient  particulièrement  attiré  l'atten- 
tion du  gouvernement  français.  J*ai  déjà 
donné  quelques  extraits  de  leurs  rapports  ou 
de  leurs  lettres  sur  ce  sujet.  Voici  encore 
une  lettre  du  général  Ducrot,  qui  vaut  d'être 
citée.  11  écrivait,  le  17  janvier  1867  :  «  //  est 
temps  de  mettre  de  côté  tout  sot  amour-pro- 
pre,  toute  folle  présomption^  et  de  profiter 
des  enseignements  que  nous  donnent  les  der- 
niers  événements  ;  il  en  est  un^  surtout^  sur 


I 


LKS   EFFECTIFS    EN    1»70  ll^ 

lequel  on  ne  saurail  Irop  médilcr  :  le  8  mai 
1866,  le  gouvernenienl  prussien  ordonnait  la 
mobilisation  de  ses  corps  d'armée  ;  le  19  mai^ 
tous  ces  corps  d'armée  étaient  concentrés  et 
venaient  prendre  position  sur  les  frontières. 
Le  \5  juin^  la  Prusse  signifiait  son  ultima- 
tum à  la  SaxCy  au  Hanovre  et  à  la  liesse  élec- 
torale, leur  donnant  jusqu'au  soir  pour  jj  ré- 
pondre, Le  16,  l'armée  prussienne  franchissait 
la  frontière  ;  le  18,  elle  faisait  son  entrée  à 
Dresde,  A'est-ce  pas  foudroyant  !  En  qua- 
torze jours,  cette  armée  de  240.000  hommes 
avait  étéportée  à  490.000  hommes  tous  armés, 
habillés,  équipés,  encadrés  !  Avec  notre  or- 
ganisation actuelle,  nous  n'obtiendrons  pas 
un  semblable  résultat  en  trois  mois  !  Et  vous 
voulez  que  je  ne  sois  pas  inquiet  !  Mais 
nous  sommes  à  la  merci  des  événements  et 
des  Prussiens  !  Il  faut  être  aveugle  pour  ne 
pas  le  voir  !  *  » 

1.  Cité  dans  La  ffnêrre  de  / 5 7^,  rédigée  à  la  section 
historique  de  l'état-major de  l'armée,  t.  II,  p.  15. 


120  1870 

Cet  avertissement  ne  fut  pas  plus  écouté 
que  les  autres.  Je  n'entrerai  pas  dans  le  dé- 
tail des  défauts  d'organisation  dans  la  mobi- 
lisation. Ils  ont  été  souvent  exposés.  J'arrive 
tout  de  suite  au  résultat.  Le  voici  :  «  En  quinze 
jours,  V armée,  immobilisée  sur  la  frontière, 
faute  d' effectifs,  ne  reçut  que  142  détache- 
ments, comptant  en  tout  38.678  hommes  ;  le 
6  aoûl^  2^  jours  après  l'ordre  d'appel  et  au 
moment  même  où  commençaient  les  opéra- 
tions décisives,  la  moitié  à  peine  des  hommes 
portés  sur  les  situations  d'effectif  lui  était 
parvenue  !  Tel  était  le  triste  résultat  produit 
par  notre  système  de  mobilisation,  si  tant  est 
qu'un  ensemble  de  mesures  aussi  incohéren- 
tes puisse  recevoir  la  dénomination  de  sys- 
tème \  » 

Au  contraire,  l'organisation  militaire  de 
l'Allemagne  «  lui  permit  de  mettre  les  régi- 
ments d'infanterie  sur  le  pied  de  guerre^  en 


1 .  Histoire  générale  de  la  guerre  franco^allemandcj 
par  le  lieutenanUcolonel  Roustet,  1. 1»  p.  113. 


LES   EFFECTIFS   EN    1870  Ul 

sept  jours  environ^  ses  troupes  de  cavalerie 
''Il  dix  jours,  celles  d'arlillerie  en  onze 
jours  *.  »  Le  3  août,  la  concentration  des  trou- 
pes allemandes  sur  notre  frontière  était  ter- 
minée. «  Dès  lors,  les  forces  dont  pouvait 
disposer  le  roi  de  Prusse  se  montèrent  au 
chiffre  énorme  de  5 10.670  hommes  ^  »  Nou3 
n'avions  à  opposer  que  «  222.242  hommes. 
Plus  tard,  après  le  6  août,  cet  effectif  s'ac- 
croîtra de  10.700  hommes  par  l'arrivée  de 
plusieurs  groupes  de  renfort.  Mais,  à  ce  mo- 
ment, les  terribles  défaites  de  Wissembourg, 
de  Spicheren  et  de  Frœschviller  auront  déjà 
ouvert  le  territoire  au  flot  des  ennemis  qui 
se  pressent  à  nos  portes  :  trois  corps  d'ar- 
mée seront  désorganisés,  un  autre  sera  en- 
tamé fortement,  et  la  mobilisation  encore 
inachevée,  subira  de  ce  fait  une  perturbation 
(profonde  qui  l'arrêtera  presque  complète- 
ment*. » 

1.  Oavr,  cité,  p.  126. 

2.  /(/.,  p.  135. 

3.  /(/.,  p.  121. 


122  1870 

En  résumé,  quels  furent  les  effectifs  respec- 
tifs? Du  côté  allemand,  «  plus  de  500.000  hom- 
mes avec  \. ^00  pièces  de  canon  à  lancer  enpre- 
mière  ligne ^  contre  300.000  hommes  à  peine, 
que  soutient  une  artillerie  insuffisante  et 
comme  nombre  et  comme  valeur;  160.000 /som- 
mes restés  dans  les  dépôts  d'Allemagne  et  desti- 
nés à  alimenter  les  troupes  de  campagne  au  fur 
et  à  mesure  des  vides,  tandis  que  la  France  en 
possède  à  peine  la  moitié  ;  enfin,  une  armée 
de  deuxième  ligne  de  près  de  190.000  hom- 
mes, à  laquelle  nous  n'avions  rien  à  opposer 
du  tout  *.  » 

Tel  était  le  résultat  de  la  «  réorganisa- 
tion »  de  notre  armée  par  la  loi  de  1868.  Telle 
était  la  lutte  à  laquelle  TEmpire  nous  avait 
acculés. 

1.  Oavr.  cité,  p.  105. 


CHAPITRE    XI 

LE    MINISTÈRE    OLLIVIER 

ET    LA 

CANDIDATURE    HOIIENZOLLERN 


Notre  armée  n'était  donc  pas  préparée  en 
1870  à  lutter  contre  les  forces  allemandes. 
Dans  ces  conditions  il  n'y  avait  plus  qu'une 
chance  de  salut  :  éviter  la  guerre  ou  tout  au 
moins  la  retarder.  Le  ministère- Olliviera-t-il 
fait  ce  qu'il  fallait  pour  cela  ?  C'est  ce  que  je 
vais  à  présent  envisager. 

Il  existe  trois  ouvrages  importants  sur 
cette  question,  écrits  tous  trois  par  des  his- 
toriens consciencieux  et  impartiaux.  Ce 
sont  :  V Histoire  diplomalique  de  la  guerre 


1Ï4  1870 

Franco- Allemande ,  par  Albert  Sorel  ;  tHis- 
iolre  du  Second  Empire  (tome  VI),  par 
Pierre  de  la  Gorce  ;  la  Guerre  de  1870,  cau- 
ses et  responsabilités^  par  Henri  Welschin- 
ger.  C^est  à  ces  ouvrages  qu'au  cours  de  ce 
chapitre,  je  ferai  des  emprunts. 

Le  30  juin  1870,  Emile  Ollivier  déclarait 
à  la  Chambre  :  «  M.  Jules  Favre  a  posé  au 
gouvernement  cette  question  :  «  Vous  Hes 
inquiets  ;  quelles  sont  vos  inquiétudes,  et  de 
quel  côté  viennent-elles?...  »  —  Je  i  Jponds à 
r honorable  M,  Jules  Favre  que  le  j^ucerne- 
ment  n'a  aucune  inquiétude^  qu  à  aucune  épo- 
que^ le  maintien  de  la  paix  en  Europe  ne  lui 
a  paru  plus  assuré.  De  quelque  côté  qu'il 
tourne  ses  regards,  il  ne  voit  aucune  question 
irritante  engagée.,.  Si  le  gouvernement  avait 
la  moindre  inquiétude,  il  ne  vous  eût  pas 
proposé,  cette  année-ci,  une  réduction  de 
10.000  hommes  sur  le  contingent,  »  Trois 
jours  après,  le  3  juillet,  arrivait  lu  quai 
d'Orsay  la  dépêche  de  notre  ambassadeur  à 
Madrid,  M.  Mercier  de  Lostende,  annonçant 


LE    MINISTÈRE    OLLIVIER  125 

la  candidature  du  prince  Léopold  de  Hohen- 
zollern  au  trône  d'Espagne. 

Ce  n'était  pas  la  première  fois  qu'on  par- 
lait decette  candidature.  Depuis  octobre  1868, 
il  en  avait  été  question  à  plusieurs  reprises. 
Après  avoir  accepté,  le  prince  Léopold  s'était 
retiré.  Enfin,  le  maréchal  Prim  venait  de 
remporter  de  nouveau  son  adhésion,  tandis 
que  le  roi  de  Prusse  donnait  l'assentiment, 
comme  chef  de  famille.  On  nous  avait  caché 
ces  dernières  négociations,  espérant  nous 
surprendre  par  une  ratification  rapide  des 
Chambres  espagnoles.  Elles  nous  étaient 
dévoilées  par  la  dépêche  du  3  juillet.  «  Le 
gouvernement  français  fut  pris  à  l'impro- 
viste  ;  il  ne  songeait  plus  à  la  candidature 
ilohenzollern  ;  la  dernière  négociation,  celle 
de  1870,  avait  échappé,  en  partie,  à  la  pers- 
picacité de  ses  agents  et  à  l'attention  du  ca- 
binet. Il  aperçut  une  manœuvre  combinée 
contre  lui,  et  un  échec  diplomatique  qui  le 
menaçait.  Il  en  avait  tant  éprouvé  déjà  !  11  se 
sentait  discrédité  en  France  et  en  Europe  ; 


120  1870 

il  comprit  qu'une  élection  prussienne  en  Es- 
pagne fournirait  à  l'opposition  une  arme 
redoutable.  »  (Albert  Sorel.) 

Il  existe  une  version  d'après  laquelle  c'est 
Napoléon  III  lui-môme  qui  aurait  indiqué  le 
prince  Léopold  de  Hohenzollern  au  maréchal 
Prim,  comme  il  avait  indiqué,  en  1866,  le 
frère  de  ce  prince,  actuellement  le  roi  Carol, 
aux  électeurs  roumains.  Dans  ses  Mémoires^ 
le  maréchal  Randon  écrit  :  «  L'Empereur  a 
été  jusqu'au  dernier  moment  partisan  de  l'al- 
liance prussienne.  En  1869,  au  moment  de 
la  vacance  du  trône  d'Espagne,  recevant  le 
général  Prim,  il  lui  disait  :  «  Pourquoi  ne 
prenez-vous  pas  un  prince  Hohenzollern,  qui 
est  mon  parent  ?  »  Dans  le  Radical  du 
5  août  1898,  Arthur  Ranc,  qui  cite  ce  pas- 
sage, ajoute  :  «  Cette  révélation  écrasante 
du  maréchal  Randon  n'a  jamais  été  démen- 
tie par  les  écrivains  bonapartistes,  par  les 
défenseurs  de  Napoléon  111  et  de  sa  politi- 
que. On  s'est  borné  à  faire  le  silence  ;  on 
s'est  bien  gardé  de  discuter  sur  un  fait  dont 


LE    MINISTÈRE   OLLIVIER  î27 


les  détenteurs  des  papiers  du  maréchal  Ran- 
don  auraient  pu  fournir  la  preuve  '.  »  Mais, 
comme  il  n'a  jamais  été  fait  allusion  à  ces 
paroles  de  Napoléon  III  nulle  part  ailleurs, 
il  me  semble  difficile  d'en  faire  état. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  3  juillet  1870,  tout  le 
monde  est  d'accord  au  gouvernement  fran- 
çais pour  estimer  que  l'élection  d'un  prince 
allemand  au  trône  d'Espagne  est  inaccepta- 
ble. Il  importe  de  négocier  pour  arriver  au 
retrait  de  cette  candidature. 

«  On  pouvait  s'adresser  à  Madrid,  où  si. 
retrouveraient  les  souvenirs  d'une  tradition- 
nelle amitié  :  M.  de  Gramont  était  trop  bon 
gentilhomme  pour  demander  compte  au  fai- 
ble de  ce  qu'il  pouvait  imputer  au  fort.  Der- 
rière l'Espagne  était  la  puissante  Prusse. 
C'est  vers  la  Prusse  qu'incontinent  le  minis- 
tre s'oriente.  Vers  elle,  il  se  tournera,  moins 
en  homme  d'État  qui  cherche  à  dissiper  un 


1.   Cité   par   Richard  Cosse  dans   La  France  et  la 
Prusse  avant  la  guerre  (Nouv.  Librairie  Nationale). 


128  1870 

malentendu  qu'en  officier  qui  poursuit  une 
réparation.  »  (P.  de  la  Gorce.) 

M.  de  la  Gorce,  d'une  manière  générale, 
est  très  dur  pour  le  duc  de  Gramont.  M.  de 
Gramont  était  notre  ministre  des  Affaires 
étrangères.  Il  a  donc  naturellement  une  grosse 
part  de  responsabilité.  Mais,  en  lisant  Tou- 
vrage  de  M.  de  la  Gorce  on  a  le  sentiment 
qu'il  accable  le  duc  de  Gramont  pour  alléger, 
si  possible,  la  lourde  responsabilité  d'Emile 
Ollivier.  Je  sais  qu'Emile  Ollivier  s'est  dé- 
fendu d'avoir  été  président  du  Conseil,  décla- 
rant que  le  titre  et  les  prérogatives  apparte- 
naient à  l'Empereur.  Mais  si,  en  effet,  il 
n'avait  pas  le  titre  de  président,  il  en  avait 
l'autorité:  «  M.  Ollivier  avait  mis  trois  mois 
et  plus  à  former  le  cabinet  du  2  janvier.  Il 
en  avait  choisi  tous  les  membres  et  il  avait  fait 
connaître  à  l'Empereur  quelle  serait  «  sa  po- 
lilique  »...  Il  entendait  si  bien  avoir  une  po- 
litique personnelle  et  réduire  ses  collègues 
à  la  défendre,  qu'il  amena  lui-môme  la  dé- 
mission du  comte  Daru.  »  (Welschinger.)  Au 


LE    MINISTÈRE   OLLIVIER  121) 

comte  Daru  avait   succédé  le  duc  de  Gra- 
mont. 

Devant  la  candidature  du  prince  Léopold, 
le  gouvernement  français  décide  donc  de  s'a- 
dresser à  la  Prusse.  Le  duc  de  Gramont  fait 
exposer  à  Berlin  l'émotion  causée  en  France. 
11  déclare  à  l'ambassadeur  de  Prusse  à  Pa- 
ris, M.  de  Werther,  que  la  France  ne  tolé- 
rera pas  un  prince  allemand  sur  le  trône 
d'Espagne.  Jusque-là  rien  à  dire.  Mais  voilà! 
Pour  notre  malheur,  les  Chambres  françaises 
sont  en  session.  Et  c'est  devant  elles  que 
l'affaire  va  être  portée.  Le  parlementarisme 
—  ce  parlementarisme  que  Napoléon  III  et 
Emile  Ollivier  ont  travaillé  à  installer  —  va 
jouer,  et  en  grande  partie  à  cause  de  lui  les 
ministres  commettront  les  plus  folles  impru- 
dences. Et  pendant  qu'en  Prusse  l'affaire  sera 
menée  par  deux  personnes,  le  roi  et  Bismarck, 
en  France  c'est  à  la  tribune  du  Parlement  et 
par  répercussion  dans  les  journaux  et  dans 
la  rue  qu'elle  sera  débattue. 

Le  5  juillet,  sur  la  nouvelle  que  les  Cortès 

Monlesquiou,  1870.  • 


130  1870 

vont  être  réunis  le  20  du  môme  mois  pour 
Télection  du  roi,  un  député  français,  M.  Co- 
chery,  dépose  une  interpellation.  «  Elle  ré- 
pondait aux  préoccupations  de  l'opinion  pu- 
blique ;  mais  elle  était  une  faute  grave,  car, 
en  portant  l'afTaire  à  la  tribune,  M.  Cochery 
et  ses  amis  coupaient  court  à  toute  interven- 
tion diplomatique  de  l'Europe.  »  (Albert  So- 
rel.) 

Devant  cette  interpellation,  les  ministres 
se  réunissent  le  6  pour  se  concerter  sur  une 
déclaration  destinée  à  être  lue  à  la  séance 
de  la  Chambre  du  môme  jour.  «  De  la  réso- 
lution qui  serait  prise  pourrait  sortir  la  guerre. 
On  mterrogea  le  maréchal  Lebœuf.  Le  ma- 
réchal promit  pour  Tarmée  régulière  une 
force  réelle  disponible  de  trois  cent  mille 
hommes  dont  deux  cent  cinquante  mille  hom- 
mes pourraient  être  entièrement  organisés 
en  quinze  jours,  et  les  cinquante  mille  autres 
huit  ou  dix  jours  plus  tard...  A  cet  effectif 
s'ajoutait  la  garde  mobile.  Le  ministre  con- 
vint que,  dans  la  plus  grande  partie  du  terri- 


I 


LK    ?;iM.STÈnE   OLLIVIER  131 

toire,  elle  n^existait  que  sur  le  papier  ;  mais, 
par  une  illusion  peu  excusable,  il  parla  d'une 
force  de  centvingt  mille  hommes  disponibles 
pour  une  première  mobilisation.  »  (P.  de  la 
Gorce.)  Par  ses  déclarations  optimistes  et  que 
la  réalité  devait  si  cruellement  démentir,  le 
maréchal  Lebœuf  est  responsable,  lui  aussi, 
en  partie,  du  désastre.  Mais  après  le  désas- 
tre, le  maréchal  Lebœuf,  du  moins,  s'est  re- 
tiré dans  le  silence.  Il  n'as  pas  eu  l'impudence 
d'Emile  Ollivier  déclarant  qu'il  ne  cesserait 
de  revendiquer  sa  conduite  «  comme  un  ti- 
tre de  patriotisme  et  d'honneur»  *. 

La  déclaration  du  6  juillet  lue  par  le  duc 
de  Gramont,  en  réponse  à  l'interpellation  Co- 
chery,  avait  été  acceptée  à  l'unanimité  par 
les  ministres,  bien  que  quelques-uns  la  trou- 
vassent dangereuse  dans  sa  forme.  Je  ne  la 
transcris  pas  ici  en  son  entier.  J'en  donne 
seulement  la  conclusion.  «  Cette  éventualité 
(l'insta  latioQ  d'un  prince  allemand  sur  le 

:.  L'Emçire  libéral,  t.  XIV,  p.  607. 


132  1870 

trône  d'Espagne),  nous  en  avons  le  ferme  es- 
poir, ne  se  réalisera  pas.  Pour  Tempêcher, 
nous  comptons  k  la  fois  sur  la  sagesse  du 
peuple  allemand  et  sur  Tamitié  du  peuple  es- 
pagnol. S'il  en  était  autrement,  forts  de  votre 
appui  et  de  celui  de  la  nation,  nous  saurions 
remplir  notre  devoir  sans  hésitation  ni  fai- 
blesse. »  Le  ministère  Ollivier  remporta  ce 
jour-là  le  plus  beau  succès  parlementaire  qui 
soit.  Et  sans  doute  voilà  à  quoi  il  visait.  Cette 
dernière  phrase  que  j'ai  soulignée,  «  énergi- 
que et  menaçante  »,  souleva  des  applaudis- 
sements et  des  bravos  enthousiastes  sur  tous 
les  bancs  de  la  majorité  et  jeta  la  minorité 
dans  la  stupeur.  La  séance  fut  interrompue 
de  fait  pendant  plus  d'une  demi-heure  et  l'on 
put  entendre  répéter  dans  tous  les  groupes 
ces  mots  fatidiques  :  «  C'est  la  guerre!  C'est 
la  guerre  !  »  Voilà  ce  que  déclare  M.  Wel- 
schinger  présent  à  la  séance.  «  Combien,  écrit 
de  son  côté  M.  de  la  Gorce,  ne  serait  pas  plus 
grand  l'enthousiasme  des  courtisans  !  Les 
uns  très   troublés  des   progrès   de  l'oppo- 


LE   MINISTÈRE    OLLIVIER  i-i3 

sition,  voyaient  dans  la  guerre  un  dérivatif; 
les  autres  rêvaient  un  regain  de  gloire  pour 
TEmpire  vieilli  ;  presque  tous  se  flattaient, 
dans  la  transformation  des  choses,  de  retrou- 
ver leur  crédit  un  peu  amoindri.  » 

Mais  si  c'était  un  succès  devant  le  Parle- 
ment et  devant  la  Cour,  était-ce  un  succès 
pour  notre  pays?  Albert  Sorelaécrit  :  «  Dans 
cette  entreprise  fatale,  la  déclaration  du  6 
doit  être  considérée  comme  le  premier  désas- 
tre de  la  France.  »  Et  il  s'explique  :  «  Le 
gouvernement  impérial  croyait  faire  de  la 
grande  politique  en  jetant  ainsi  le  gant  à  la 
Prusse.  Il  faisait  tout  simplement  le  jeu  de 
son  adversaire...  Cassante  dans  la  forme, 
absolue  dans  les  conclusions,  la  déclaration 
du  6  juillet  mettait  le  roi  Guillaume  en  de- 
meure de  subir  un  affront  diplomatique  ou  de 
déclarer  la  guerre.  »  M.  de  la  Gorce  écrit  de 
son  côté  :  «  Le  manifeste,  par  l'âpreté  de  ses 
formes,  semblait  un  premier  acte  de  guerre 
plutôt  qu'une  invitation  à  négocier.  »  De 
plus,  il  «  livrait  à  toutes  les  disputes  des  hom- 


134  1870 

mes  une  affaire  redoutable,  qui  exigeait  sur- 
tout de  la  discrétion  et  de  la  prudence  ». 

D'ailleurs,  l'opinion  là-dessus  est  unanime. 
«  Le  ministre  des  Affaires  étrangères  et  le 
garde  des  Sceaux  défendirent  une  déclara- 
tion par  laquelle  on  jetait  le  gant  à  un  voi- 
sin devenu  un  adversaire,  sans  se  douter 
qu'ils  allaient  ainsi  au-devant  de  son  propre 
désir...  Après  la  lecture  de  la  déclaration, 
lord  Lyons  télégraphiait  à  lord  Granville 
«  que  le  ministre  français  ne  s'était  laissé 
aucune  retraite.  »  (Welschinger.) 

Il  n'y  a  qu'Emile  Ollivier  qui  est  content 
de  lui-môme.  «  Celte  déclaration,  ose-t-il 
écrire,  est  irréprochable  et  je  la  relis  après 
tant  d'années  avec  satisfaction*.»  Sans  douto 
il  pensait  aux  applaudissements  qu'il  avait 
recueillis  ce  jour-là.  Et  cela  peint  bien  l'ef- 
froyable «  légèreté  »  de  cet  homme. 

Cependant,  quoique  la  partie  fût  ainsi  très 
mal  engagée,  nous  pouvions  nous  en  tirei 

1.  L Empire  libéral^  tome  XIV,  p.  110. 


LK    MINISTRRB    OLLIVIER  !«*«> 


encore  avec  honneur.  Les  actes  ultérieurs  du 
ministre  allaient  nous  en  empêcher. 


Je  viens  de  montrer  quelle  grande  faute 
diplomatique  était  cette  Déclaration  publique 
du  6  juillet,  qui  sonnait  la  guerre.  Et  pour- 
tant, la  guerre,  Emile  Ollivier  ne  la  voulait 
pas.  Mais  il  avait  devant  lui  au  Parlement  un 
parti  qui  était  belliqueux.  C'est  surtout  en 
vue  de  ce  parti  que  la  Déclaration  avait  été 
élaborée.  Elle  était  une  attitude  parlemen- 
taire. 

Ecoutez  ce  qu'en  a  dit  le  maréchal  Lebœuf 
devant  la  Commission  d'enquête  :  «  Le  Con- 
seil était  partagé  sur  la  formule.  Plusieurs 
membres,  tout  en  reconnaissant  que  la  ré- 
daction proposée  était  justifiée  par  les  procé- 
dés de  la  Prusse,  trouvèrent  la  forme  trop 
vive.  Qu'il  me  soit  permis  de  dire  que  l'em- 
pereur était  de  cet  avis.  On  modifia  la  rédac- 
tion séance  tenante,  mais  à  notre  arrivée  à  la 


136  1870 

Chambre,  nous  trouvâmes  une  grande  ani- 
mation parmi  les  députés.  Le  sentiment  pa- 
triotique était  très  surexcité.  On  se  laissa  en- 
traîner  et  la  rédaction  fut  lue.  »  C'est  bien 
ce  que  je  disais,  on  se  laissa  entraîner  pour 
plaire  au  Parlement,  ou  plutôt  à  une  partie 
du  Parlement,  celle  qui  visait  au  renverse- 
ment du  ministère  OUivier  et  que  le  minis- 
tère tenait  par  conséquent  d'autant  plus  à 
conquérir.  Tels  étaient  les  effets  naturels  de  ce 
régimeparlementairevers  lequel  Napoléon  III 
s'orientait  depuis  1860  et  qu'il  venait  d'ins- 
taller avec  l'aide  d'Emile  Ollivier.  En  régime 
parlementaire,  la  première  préoccupation  est 
de  conquérir  des  voix.  Môme  chez  les  patrio- 
tes, —  et  nous  ne  tenons  pas  à  contester  ce 
titre  aux  ministres  d'alors,  —  les  intérêts  du 
pays  ne  viennent  qu'ensuite  *. 

1.  Je  dois  faire  remarquer  que  le  duc  de  Gramont» 
dans  son  ouvrage  :  La  France  el  U  Prusse  Mvunl  la 
^oerre.s'élève  avec  force  contre  l'asserlion  du  maréchal 
Lebœuf  qu'il  y  aurait  eu  deux  rédactions  de  la  Décla- 
ration. Il  n'y  «  eu  qu'une  seule  Déclaration,  af firme- t-il» 


LE   MINISTÈRE    OLLIVIER  137 


Il  serait  trop  long  d'entrer  dans  le  détail 
de  tous  les  pourparlers  qui  ont  eu  lieu  entre 
la  France  et  la  Prusse.  Je  les  résume  très 
brièvement.  Le  7  juillet,  notre  ambassadeur 
à  Berlin,  Benedetti,  reçoit  Tordre  de  se  ren- 
dre à  Ems,oii  setrouve  le  roi  de  Prusse.  Be- 
nedetti est  chargé  d'obtenir  du  roi  l'affirma- 
tion qu'il  «  n'approuve  pas  l'acceptation  du 
prince  de  Hohenzollern  et  lui  donne  l'ordre 
de  revenir  sur  cette  détermination  prise  sans 
sa  permission  ». 

Quel  était  l'état  d'esprit  du  roi  ?  Le  roi 
ne  désirait  pas  la  guerre,  — tout  au  contraire 
de  Bismarck,  —  et  devant  les  complications 

et  c'est  celle-là  qu'il  a  lue  à  la  tribune  de  la  Chambre. 
Peu  importe.  Si  ce  n'est  pas  à  la  Chambre  que  le  gou- 
vernement s'est  «laissé  entraîner  >,  c'est  alors  au  con- 
seil des  ministres.  «  Notre  déclaration  sera  modérée, 
affirmait  Emile  Ollivier à  l'ambassadeur  d'Angleterre... 
Elle  sera  aussi  modérée  que  le  permet  l'esprit  public.» 
Eh  !  que  devient  alors  la  prétention  d'avoir  été  «  inac- 
cessible »  à  toute  influence,  de  n'avoir  eu  aucun 
«  souci  »  du  qu'en-dira-t-on,  de  n'avoir  agi  que  de  sa 
«  propre  initiativ*  »  ? 


i:;8  1870 

qu'entraînait  la  candidature  du  prince  Léo- 
poldjil  était  disposé  à  s'arranger,  sous-main, 
pour  qu'elle  fût  retirée,  si  on  lui  permettait 
de  le  faire  sans  que  cela  parût  de  sa  part  une 
reculade. 

«  Il  tombait  sous  le  sens  le  plus  ordinaire, 
écrit  M.  Welschinger,  qu'on  ne  pouvait  exi- 
ger un  retrait  public  et  immédiat  du  consen- 
tement donné  par  le  roi,  sous  peine  d'hosti- 
lités prochaines...  Il  fallait  se  contenter  de  la 
déclaration  par  laquelle  il  se  disposait  à  ap- 
prouver la  renonciation  au  trône,  si  le  prince 
y  acquiesçait...  Il  convenait  d'amener  le 
prince  à  se  désister  en  laissant  au  roi  le 
temps  d'approuver  le  désistement,  sans  se 
préoccuper  d'une  agitation  factice  soulevée 
au  Corps  légistatif  par  les  ultras,  et  dans  la 
presse  par  les  faiseurs.  Un  ministère  énergi- 
que, et  sachant  ce  qu'il  voulait,  se  fût  habi« 
lement  tiré  d'affaire.  » 

M.  de  La  Gorce  écrit  de  son  côté  :  «  La 
vraie  politique  consistait  à  réclamer  le  désis- 
tement avec  une  fermeté  tranquille  et  àétayer 


I.E    yiMSTÊRE    OLLIVIER  139 

sur  l'adhésion  des  puissances  la  revendica- 
tion. Que  si  on  obtenait  la  renonciation,  la 
prudence  commandait  de  prendre  aussitôt 
acte  du  résultat,  de  ne  point  compliquer  une 
question  d'honneur  par  des  questions  d'a- 
mour-propre, de  ne  point  paraître  remar- 
quer les  subterfuges  plus  ou  moins  disgra- 
cieux sous  lesquels  la  Prusse  voilerait  son 
échec.  Hanté  par  le  souvenir  de  Sadowa, 
M.  de  Gramont  portait  plus  haut  ses  vues. 
Il  ne  se  contenterait  pas  de  dénoncer  hono- 
rablement l'incident,  mais  il  y  chercherait 
l'occasion  d'imposer  à  la  Prusse  un  recul 
public  et  au  roi  le  désagrément  de  se  déju- 
ger. Ainsi,  pensait-il,  compromettant  le  fond 
pour  rendre  la  forme  plus  déplaisante  et  sa- 
vourant à  l'avance  une  humiliation  diploma- 
tique qui  serait  l'ornement  du  succès.  Le 
discours  du  6  juillet  avait  été  le  manifeste  de 
ce  patriotisme  sincère,  mais  inopportun.  Les 
instructions  expédiées  à  Ems  n'étaient  que  le 
prolongement  de  la  même  erreur.  » 
A  cette  date,  «  Guillaume  écrivait  à  la  reine 


140  1870 

Augusta  qu'il  n'avait  pas  encore  reçu  de  ré- 
ponse à  sa  communication,  ce  qui  semble 
indiquer  que  le  roi  avait  secrètement  invité 
le  prince  Antoine  à  prier  son  fils  de  retirer 
sa  candidature.  Mais  il  ne  Tavouait  pas  pu- 
bliquement, parce  qu'il  avait  lui-même  en- 
gagé le  prince  à  accepter,  et  parce  qu'il  ne 
voulait  pas  paraître  faire  personnellement 
des  concessions  que  le  chancelier  et  le  parti 
militaire  eussent  sévèrement  blâmées.  Enfin, 
il  ne  lui  convenait  pas  de  s'incliner  devant 
dés  exigences  qui  avaient  pris  l'air  d'une  me- 
nace. »  (Welschinger.) 

Toujours  est-il  que  le  12  juillet,  le  gouver- 
nement reçoit  d'Espagne  la  nouvelle  que  le 
prince  Antoine  de  HohenzoUem  a  déclaré  au 
maréchal  Prim  retirer,  au  nom  de  son  fils,  la 
candidature  de  celui-ci  au  trône  d'Espagne.  Il 
donnait  comme  motif  «  les  complications  que 
cette  candidature  paraissait  rencontrer  et  la 
situation  pénible  que  les  derniers  événements 
avaient  créée  au  peuple  espagnol  en  le  met- 
tant dans  une  alternative  où  il  ne  saurait 


LE    MINISTÈRE    OLLIVIER  IH 

prendre  conseil  que  de  son  indépendance  ». 
Le  prince  Léopold  faisait,  de  son  côté,  insérer 
dans  le  Mercure  de  Souabe  qu'il  renonçait  à 
sa  candidature  parce  qu'il  «  était  fermement 
résolu  à  ne  pas  laisser  sortir  une  question  de 
guerre  d'une  affaire  de  famille,  secondaire  à 
ses  yeux  ».  M.  Welschinger  écrit  :  «  Toute 
l'Europe  eut  connaissance  de  cette  nouvelle 
si  importante  qu'Olozaga  avait  aussitôt  trans- 
mise à  Napoléon  III.  C'est  ce  qu'avait  voulu 
Guillaume  lui-même.  Il  n'entendait  donner 
son  acquiescement  à  la  renonciation  sponta- 
née du  prince  que  lorsque  celui-ci  l'aurait 
fait  connaître  officiellement.  Pour  assurer  la 
paix,  il  suffirait  donc  de  prendre  acte  de  cette 
renonciation.  On  savait  par  Benedetti  que  le 
roi  avait  promis  d'y  acquiescer  et  que  M.  de 
Werther  venait  à  Paris  en  apporter  l'affirma- 
tion certaine.  » 

Par  cette  renonciation,  la  paix  semblait  si 
assurée  que  Bismarck,  de  colère,  envoyait  au 
roi  sa  démission.  Pendant  ce  temps,  Emile 
OUivier,  tout  joyeux,  arrivait  à  la  Chambre, 


14i  1870 

la  dépêche  en  main,  s'écriant  :  «  Nous  tenons 
la  paix  I  » 

Mais  le  parlementarisme,  si  cher  à  Emile 
Ollivier,  allait  de  nouveau  faire  son  œuvre. 
«  Le  parti  bonapartiste  qui  voulait  la  guerre, 
parce  qu'il  espérait  la  victoire  et,  avec  elle, 
la  disparition  du  parti  libéral,  se  moqua  «  de 
la  dépêche  du  père  Antoine  »  qu'on  lui  com- 
muniquait sans  plus  de  cérémonie.  L'impé- 
ratrice, à  qui  Ton  porta  la  dépêche  à  Saint- 
Cloud,la  lut  avec  colère  et,  devant  le  général 
Bourbaki,  s'écria  :  «  C'est  une  honte!  L'em- 
pire va  tomber  en  quenouille  !  »  Les  députés 
de  la  majorité  blâmaient  hautement  la  cré- 
dulité, la  faiblesse,  la  lûcheté  des  ministres. 
Les  journalistes  s'en  mêlaient  et  n'avaient 
pas  assez  de  quolibets  pour  railler  des  gens 
aussi  naïfs...  Les  amis  empressés  du  cabinet 
lui  montraient  Textrôme-droite  toute  prête  à 
profiter  de  ses  hésitations  pour  le  renverser. 
S'il  disparaissait,  son  œuvre  constitutionnelle 
toute  récente  n'allait-clle  pas  sombrer  avec 
hii  ?  Au  moment  de  la  première  Révolution, 


LE   MIMSTÈRE    OLLIVICR  143 

les  Girondins  avaient  fait  la  guerre  pour 
échapper  à  des  difficultés  intérieures.  Le  mi- 
nistère du  2  janvier  devait  les  imiter.  Prêtant 
une  oreille  effrayée  à  ceux  qui  formaient  pour 
lui  l'opinion  publique,  il  voulut,  non  pas  seu- 
lement les  satisfaire,  mais  les  devancer.  Ils 
avaient  poussé  le  cri  de  guerre; lui  le  répéta^ 
et  pour  prouver  qu'il  sentait  mieux  que  tout 
autre  les  offenses  faites  à  l'honneur  national, 
il  déclara,  le  premier,  cette  guerre  dont  il 
n'avait  pas  voulu.  »  (Welschinger.) 

Une  interpellation  est  déposée  par  un  dé- 
puté, Clément  Duvernois,  qui  était  animé  de 
rancune  contre  le  ministère,  depuis  qu'il  avait 
dû  en  faire  partie  et  en  avait  été  écarté  au 
dernier  moment.  Cette  interpellaltion  était 
ainsi  libellée  : 

«  Nous  demandons  à  interpeller  le  cabinet 
sur  les  garanties  qu'il  a  stipulées  ou  qu'il 
compte  stipuler  pour  éviter  un  retour  de 
complications  avec  la  Prusse.  »  C'était  une 
belle  manœuvre  parlementaire  pour  embarras- 
ser le  ministère. 


•lU  1870 

Pour  pouvoir  répondre  victorieusement  à 
cette  interpellation,  le  ministère  Ollivier  rou- 
vre Taffaire  qu'il  était  en  mesure  de  clore  à 
notre  satisfaction  et  nous  jette  dans  la  guerre. 
Comme  dit  M.  de  La  Gorce,  «  voici  mainte- 
nant la  seconde  phase,  celle  où  les  intem- 
pestives exigences  de  la  France  rendent  à  la 
Prusse  les  avantages  qu'elle  a  perdus  ».  Et 
il  ajoute  :  «  Ceux  qui  gouvernent  la  France 
ont  stupéfié  le  monde  par  deux  grandes  témé- 
rités :  celle  qui  a  dicté  la  Déclaration  du 
6  juillet  ;  celle  qui,  six  jours  plus  tard,  a 
prolongé  par  la  demande  de  garanties  un 
conflit  virtuellement  terminé.  »  Dans  son 
ouvrage,  la  France  et  la  Prusse  avant  la 
guerre^  le  duc  de  Gramont,  pour  s'excuser, 
déclare  que  «  l'agitation  publique,  le  senti- 
ment des  Chambres  rendaient  nécessaire 
une  politique  accentuée  ».  Admettons.  Mais 
alors  nous  dirons  :  malheur  au  pays  où, 
dans  une  affaire  aussi  délicate  à  traiter  et 
d'où  la  guerre  peut  sortir,  le  gouvernement 
est  obligé  de  se  laisser  guider  par  les  bruits 


LE    MINISTÈRE    OLLIVIER  145 

de  la  rue  et  les  intrigues  parlementaires  ! 

Le  jour  même  du  dépôt  de  l'interpellation 
Duvernois,  le  duc  de  Gramont  a  une  entre- 
vue avec  le  ministre  de  Prusse  à  Paris,  le 
baron  de  Werther.  Il  lui  déclare  que  le  gou- 
vernement français  ne  peut  être  satisfait  par 
le  simple  désistement  du  prince  Léopold.  Il 
finit  par  proposer  au  baron  de  Werther  un 
projet  de  lettre  que  le  roi  de  Prusse  écrirait 
à  Napoléon  III.  Il  lui  remet  même  une  note 
dont  le  roi  aurait  à  s'inspirer,  et  que  voici  : 
«  En  autorisant  le  prince  Léopold  à  accepter 
la  couronne  d'Espagne,  le  roi  ne  croyait  pas 
porter  atteinte  aux  intérêts  ni  à  la  dignité  de 
la  nation  française.  Sa  Majesté  s'associe  à 
la  renonciation  du  prince  de  HohenzoUern 
et  exprime  son  désir  que  toute  cause  de  mé- 
sintelligence disparaisse  désormais  entre  son 
gouvernement  et  celui  de  l'empereur.  » 

Emile  Ollivier,  qui  survint  à  ce  moment, 
soutint  le  duc  de  Gramont,  et  approuva  le 
projet  de  lettre. 

Lorsqu'il  reçut,  le  lendemain,   cette  note 

Monlo  quiou,  1870.  10 


146  1870 

r|u*on  lui  dictait,  Guillaume  s'écria  :«  A-t-on 
jamais  vu  pareille  insolence?  11  faut  que  je 
paraisse  devant  le  monde  comme  un  pécheur 
repentant  !  »  [Lellre  du  13  juillet  à  la  reine 
Augusia.)  M.  Welschinger,  qui  cite  des  ex- 
traits de  cette  lettre,  ajoute  :  «  Ce  monar- 
que, qui  avait  de  la  dignité  royale  le  senti- 
ment le  plus  élevé,  qui  tenait  plus  que  tous 
les  autres  souverains  de  TEurope  à  la  moin- 
dre de  ses  prérogatives,  ne  pouvait  admettre 
«  des  procédés  inexplicables  »  et  s'étonnait 
que  l'empereur  des  Français  se  laissât  dé- 
border par  ceux  qu'il  appelait  «  des  faiseurs 
inexpérimentés  ». 

«  Certes,  ajoute  M.  Welschinger,  il  ne 
faut  pas  chercher  dans  la  demande  faite  par 
les  deux  ministres  à  l'ambassadeur  de  Prusse 
«  une  machination  insolente  et  provocatrice», 
mais  il  faut  y  voir  ce  qu'elle  était  réellement  : 
un  expédient  maladroit  et  périlleux  au  pre- 
mier chef,  formulé  ou  plutôt  bâclé  avec  une 
rapidité  telle  que  nul  n'en  pesa  alors  la  re- 
doutable fi;ravité.  » 


LE    MIMSTÉRB   OLLIVIER  147 

Ce  môme  12  juillet,  à  la  suite  de  son  entre- 
vue avec  le  baron  de  Werther,  le  duc  de  Gra- 
mont  se  rend  auprès  de  Napoléon  III.  «  L'em- 
pereur qui,  au  premier  moment,  avait  reconnu 
aux  Tuileries,  devant  M.  Emile  OUivier  lui- 
même,  que  le  désistement  du  prince  enlevait 
tout  prétexte  de  guerre,  se  laisse  impression- 
ner par  l'idée  que  les  Chambres  et  la  Cour 
qualifiaient  de  «  honte  »  Tacceptation  du 
désistement.  »  (Welschinger.)  11  se  concerte 
donc  avec  son  ministre  des  Affaires  étrangè- 
res, et  à  la  suite  de  ce  conciliabule,  le  duc 
de  Gramont  envoie  le  soir  même  à  Benedetti 
une  dépêche  le  chargeant  d'obtenir  de  Guil- 
laume l'assurance  qu'il  n'autoriserait  plus 
jamais  la  candidature  du  prince  Léopold. 

Cette  dépêche  et  la  note  remises  à  Werther, 
voilà  ce  qui  allait  permettre  à  Bismarck  de 
nous  acculer  à  la  guerre.  Devant  les  nouvel- 
les exigences  du  gouvernement  français,  le 
roi  de  Prusse  refuse  de  recevoir  une  seconde 
fois  Benedetti.  L'incident  est  télégraphié  à 
Bismarck  et  le  roi  s'en  remet  à  lui  pour  sa- 


148  1870 

voir  s'il  faut  en  faire  communication  aux 
ambassadeurs  de  Prusse  et  à  la  presse.  Bis- 
marck fait  cette  communication  sous  une 
forme  insolente  pour  la  France.  C'est  le  coup 
de  la  dépêche  d'Ems.  Le  ministère  français 
décide  la  guerre  dans  sa  séance  du  14  juillet. 
Parlant  de  cette  séance,  Albert  Sorel  écrit  : 
«  Il  ne  serait  point  judicieux  de  chercher  en 
ces  délibérations  agitées  l'action  occulte  d'une 
politique  personnelle  ;  il  faut  considérer  au 
contraire  que  le  pouvoir  était  aux  mains  d'es- 
prits incertains  et  de  politiques  médiocres 
infatués  de  leur  génie,  que  le  jugement  de 
ces  hommes  était  faussé,  que  l'éducation  cri- 
tique, l'habitude  de  comparer  les  faits  man- 
quaient à  tout  ce  monde,  que  le  souci  de  sa 
gloire  propre  se  colorait  pour  chacun  des 
apparences  du  devoir,  que,  sous  l'action  d'un 
enthousiasme  romanesque,  la  témérité  passait 
pour  courage  et  l'emportement  pour  patrio- 
tisme. Les  ministres  dirigeants  croyaient  à 
leurs  collègues  comme  ils  croyaient  à  eux- 
mêmes  ;  le  duc  de  Gramont  tenait  le  maréchal 


LE    MINISTÈRE    0LLIV1ER  149 

Lebœuf  pour  un  grand  homme  de  guerre;  le 
maréchal  Lebœuf  tenait  le  duc  de  Gramont 
pour  un  grand  diplomate  ;  Tempereur  rêvait, 
et  le  Conseil,  respectueux  du  secret  diploma- 
tique et  des  mystères  de  la  stratégie,  aurait 
cru  faire  injure  à  ces  grands  hommes  d'État 
en  demandant  à  l'un  de  visiter  ses  arsenaux, 
à  l'autre  d'examiner  ses  traités.  » 

Or,  les  traités  allaient  se  révéler  inexis- 
tants et  les  préparatifs  militaires  plus  qu'in- 
suffisants. 


ciiAPiTRr   xn 

EMILE  ollivii:h  en  face 

DE   LUI-MÊME 

J'ai  exposé  les  lourdes  fautes  du  ministère 
Ollivier  dans  les  négociations  avec  la  Prusse. 
Voyons  maintenant  la  défense  que  présente 
Emile  Ollivier. 

Cette  défense  est  résumée  dans  un  livre 
intitulé  Philosophie  d'une  guerre,  1870,  livre 
qui  n'est  composé,  si  je  ne  me  trompe,  que 
de  morceaux  détachés  de  Y  Empire  libéral. 
Dans  ce  livre,  d'ailleurs,  aucune  «  philoso- 
phie ».  Une  diatribe  contre  tous.  Les  fautes 
commises  sont  à  la  charge  de  l'Empereur,  de 
l'Impératrice,  de  la  Cour,  du  duc  de  Gra- 
mont,de  la  droite  de  la  Chambre,  de  l'oppo- 
sition, des  généraux,  etc.  Lui  seul,  Emile  01- 


îOï  1870 

livier,  est  innocent.  Que  dis-je?  Il  s'admire. 
Il  sait  bien  comment  on  ne  peut  pas  ne  pas 
juger  son  attitude:  — Vous  avez  eu  surtout  en 
vue  de  conserver  votre  portefeuille,  et,  pour 
cela,  au  lieu  de  gouverner,  j'entends  de  gui- 
der, d'imposer  une  direction,  vous  vous  êtes 
laissé  mener  par  l'opinion...  Cela  ressort  de 
tous  les  faits.  Pour  tâcher  de  détourner  la 
pensée  du  lecteur  d'une  telle  explication, 
Emile  Ollivier  commence  par  poser  en  prin- 
cipe qu'il  a  été  solide  comme  un  roc.  Il  n'a 
écouté  les  cris,  ni  de  la  rue,  ni  de  la  Cham- 
bre, ni  de  la  presse,  ni  de  la  Cour.  Il  ne  s'est 
laissé  conduire  que  par  l'intérêt  de  son  pays  ! 
«  Dans  le  cours  de  cette  crise,  écrit-il,  jo 
vais  traverser  bien  des  angoisses,  éprouver 
bien  des  tortures  morales,  être  obligé  sou- 
vent de  prendre  des  décisions  rapides  ;  à  au- 
cun moment,  je  ne  perdrai  la  possession  de 
moi-même  ;  j'agirai  comme  si  j'avais  à  ré- 
soudre un  problème  de  géométrie  ou  d'algè- 
bre, inaccessible  aux  influences,  soit  de  la 
presse,  soit  de  l'Empereur  ou  de  l'Impéra* 


EMILE   OLLIVIER    EN    FACE   DE    LUI-MÊME  153 

trice,  soit  de  mes  amis  ou  de  mes  ennemis, 
n'ayant  aucun  souci  de  ce  qu'on  dira  ou  de  ce 
qu'on  ne  dira  pas,  suivant  ma  propre  ini- 
tiative, ne  me  déterminant  que  par  des  con- 
sidérations tirées  du  devoir  envers  ma  patrie 
et  l'humanité  *.  » 

Audacieuse  affirmation,  mais  qui  est  con- 
tredite par  bien  des  aveux  qui  échappent  à 
l'auteur  au  cours  du  livre.  «  Ce  qui  rendait 
nos  délibérations  plus  difficiles,  c'est  que  les 
murs  de  nos  ministères  étaient  assaillis  par 
une  tempête  d'indignation  qui  nous  deman- 
dait des  résolutions  extrêmes  '.  »  «  Nous 
priâmes  Gramont  d'écrire  et  de  télégraphier 
à  Benedetti  que  nous  étions  de  plus  en  plus 
débordés  par  Popinion  publique^  que  nous 
comptions  les  heures  et  qu'il  fallait  absolu- 
ment insister  pour  obtenir  une  réponse  du 
Roi,  qu'il  la  fallait  pour  le  lendemain  \  »  Par- 


1.  Philosophie  d'une  guerre,  1870,  p.  39. 

2.  Id.,  p.  47. 

3.  Id.,  p.  128. 


i5V  1870 

lant  du  même  Benedetti,  Emile  OUivier  avoue 
encore  :  «  Harcelés  par  V opinion  et  par  nos 
propres  inquiétudes,  nous  l'avions  éperonné, 
pressé  d'être  énergique  *.  » 

Voyons  maintenant  les  dépêches  envoyées 
à  Benedetti  ;  elles  émanent  du  duc  de  Gra- 
mont,  mais  elles  sont  l'expression  de  la  pen- 
sée de  tout  le  gouvernement:  7  juillet  :«  ...Je 
joins  ici...  5^  La  déclaration  que, pressés  par 
le  senlimenl  public,  nous  avons  cru  devoir 
porter  à  la  tribune  du  «  Corps  législatif  ». 
—  10  juillet  :  «  Je  vous  le  dis  nettement, /'o- 
pinion publique  s'enflamme  et  va  nous  devan- 
cer. »  —  11  juillet  :  «  Vous  ne  pouvez  vou» 
imaginer  à  quel  point  V opinion  publique  est 
exaltée.  Elle  nous  déborde  de  tous  côtés,  et 
nous  comptons  les  heures.  11  faut  absolument 
insister  pour  obtenir  une  réponse  du  Roi.  H 
nous  la  faut  pour  demain,  après-demain  se- 
rait trop  tard  V  » 


1.  Philosophie  d'une,  guerre,  1870,  p.  14 1. 
3.  Voir  Ma  Mission  en  Prusse,  par  Benedetti. 


EMILE   OLLIVIER    EiN    FACE    DE   LUI-MÊME  155 

Sur  les  indications  de  son  gouvernement, 
voilà  donc  les  arguments  que  Benedetti  fait 
valoir  devant  le  roi  de  Prusse.  11  juillet: 
«  ...J'ai  combattu  cette  manière  de  voir  en 
représenlanl  au  Roi  nos  nécessités  intérieu- 
res. Je  lui  ai  parlé  de  la  défiance  et  de  l'irri- 
tation des  esprits  en  France,  de  l'obligation 
où  nous  sommes  de  donner  publiquement 
des  explications  attendues  avec  impatience, 
des  dangers  nouveaux  que  créait  chaque 
heure  de  retard.  » 

1 1  juillet  :  «  Pour  déterminer  Sa  Majesté 
à  accueillir  favorablement  le  vœu  que  je  lui 
exprimais,  je  ne  lui  ai  caché  ni  les  défiances, 
ni  l'irritation  du  sentiment  public  en  France; 
je  lui  ai  fait  part  de  l'impatience  du  Sénat  et 
du  Corps  législatif,  et  de  Vobligation  oà  se 
trouvait  le  gouvernement  de  l'Empereur  d'y 
satisfaire  ;  des  périls  de  cet  état  de  choses, 
et  des  dangers  nouveaux  que  créait  chaque 
jour  de  retard.  »  Quel  danger  ?  Le  renverse- 
ment du  ministère  Ollivier  sans  doute.  Est-ce 
que   Emile  Ollivier  pense   que  le  maintien 


156  1870 

d'Emile  Ollivier  au  pouvoir  importait  au  roi 
de  Prusse  ?  Mais  oui,  il  le  pense.  Écoutez 
son  entretien  du  12  juillet  avec  le  baron  de 
Werther,  ambassadeur  de  Prusse  en  France. 
Il  lui  déclare  :  «  L'œuvre  d'apaisement  à  la- 
quelle je  travaillais  péniblement  est  compro- 
mise :  au  lieu  d'une  opinion  publique  rési- 
gnée, nous  allons  être  aux  prises  avec  une 
opinion  irritée...  Déjà  on  nous  trouve  trop 
accommodants,  et  le  parti  de  la  guerre  se  met 
en  mesure  de  nous  ôter  la  direction  des  af- 
faires... Le  roi  Guillaume  rendrait  à  nos 
deux  pays  et  au  monde  entier  un  service  in- 
comparable si,  par  la  spontanéité  d'une 
démarche  amicale,  il  rétablissait  la  cordia- 
lité des  rapports  qu'il  a  lui-même  troublés. 
En  f or li fiant  noire  position  minislérielle,  il 
nous  donnerait  le  moyen  de  poursuivre  notre 
œuvre  pacifique  *.  » 

Ainsi,  en  voilà  bien  l'aveu,  c'est  pour  «  for- 
tifier »  la  «  position  »  du  ministère  Ollivier 

I.  Philosophie  d'une  guerre^  p.  178. 


EMILE   OLLIVIER    EN   FACE   DE   LUI-MÊME         157 

que,   dans  ce  même  entretien,  est  remise  à 
Werther  cette  note  ou  projet  de  lettre  du  ro 
de  Prusse  à  l'empereur,  cette  note  dont  j'ai 
parlé,   qui  rouvre  TafTaire  Hohenzollern  et 
nous  jette  dans  la  guerre. 

Pourquoi  cette  note  ?  Pour  pouvoir  répon- 
dre, on  s'en  souvient,  à  deux  interpellations 
déposées  par  Clément  Duvernois  et  Jérôme 
David  sur  les  «  garanties  que  le  gouverne- 
«  ment  compte  stipuler  pour  éviter  un  retour 
«  de  complications  avec  la  Prusse  ».  Ces 
interpellations  visent  évidemment  à  renver- 
ser le  ministère,  dans  le  cas  où  le  ministre 
déclarerait  qu'il  considère  l'affaire  Hohen- 
zollern comme  close,  avec  le  retrait  de  la 
candidature  du  prince  Léopold.  A  cause  de 
ces  interpellations,  et  dans  la  crainte  de  se 
voir  renverser,  Emile  Ollivier  se  met  donc 
en  mesure  de  pouvoir  répondre  que  les  né- 
gociations continuent  avec  la  Prusse.  Mais 
continuer  les  négociations  alors  qu'on  pou- 
vait les  terminer  à  notre  satisfaction,  c'est 
une   voie  pleine  d'embûches.    Aussi  Emile 


loS  1870 

Ollivier  qualifie-t-il  Clément  Duvemois  et 
Jérôme  David,  qui  l'ont  entraîné  à  une  telle 
attitude,  de  <<  deux  malfaiteurs  »  *.  Mais  il  se 
trouve  toujours  dans  toute  Chambre  un  ad- 
versaire pour  interpeller  le  ministère,  quand 
cela  peut  jeter  le  ministère  dans  l'embarras. 
A  défaut  de  Duvemois  et  de  David,  il  y 
aurait  donc  eu  fatalement  un  troisième  in- 
terpellateur.  Alors  ?  Alors,  c'est  bien  plutôt 
le  régime  parlementaire  lui-même  qu'il  faut 
qualifier  de  «  malfaiteur  ».  Mais  voilà  ce 
que  Emile  Ollivier  ne  s'est  jamais  résolu  à 
avouer.  Il  était  un  des  artisans  de  ce  régime. 
Le  renier  eût  été  faire  un  mea  culpa.  Or, 
Emile  Ollivier  n'a  jamais  consenti  à  aucun 
mea  calpa.  Écoutez  cet  éloge  de  toute  son 
attitude  pendant  ces  journées  fatales:  «  Sans 
être  mû  par  un  sot  orgueil,  mais  par  le  sen- 
timent d'une  légitime  fierté,  qui  se  redresse 
sous  l'injustice  et  sous  l'outrage,  je  me  sens 
autorisé  à  dire  qu'en  cette  crise,  ce  cabinet 

i«  Philosophie  d'une  guerre,  1870,  p.  158. 


EMILE   OLLlVira    EN    PACB   DE    LUI-MÊME         15 J 

a  fait  preuve  d'une  capacité  supérieure,  à  la 
fois  résolue  et  modérée,  souple  et  ferme, 
ressentant  Témotion  publique,  mais  sans  s'y 
abandonner,  et  sachant  parer  aux  accidents 
imprévus  avec  une  rapidité  réfléchie.  » 

Ce  perpétuel  éloge  de  soi-même,  cet  entê- 
tement à  ne  pas  vouloir  assumer  ses  fautes, 
voilà  ce  qui  rend  particulièrement  insuppor- 
table toute  la  défense  d'Emile  OUivier. 


CHAPITRE  XIII 

EMILE     OLLIVIER 
ET  LA  DEMANDE  DE  GARANTIES 


Ainsi  donc,  Emile  Ollivier  n*a  jamais  con- 
senti à  se  reconnaître  coupable  d'aucune  faute. 
Pourtant,  il  ne  voulait  pas  la  guerre  et  il  y  a 
été  acculé.  Comment  cela  se  peut-il  faire  : 
Voici  l'explication. 

Faisant  l'éloge  de  son  ministère,  Emile 
Ollivier  déclare  :  «  Et  c'est  précisément  son  ha- 
bileté qui  amena  la  catastrophe  finale  *.  » 
Mais  Emile  Ollivier  devait  bien  penser  qu'un 
tel  argument  est  plutôt  propre  à  faire  rire  le 
lecteur  qu'à  le  convaincre.  Alors  il  en  pré- 

I.  Philosophie  d'une  guerre,  1870,  p.  327. 
Montcsquiou,  1870.  11 


102  1870 

sente  un  autre.  «  Oui,  avoue-t-il  en  subs- 
tance, il  y  eut  une  faute,  et  une  grosse  faute, 
commise.  »  —  Ah  I  enfin.  Attendez.  —  «  Mais 
cette  faute  je  n'y  suis  pour  rien.  Cette  faute, 
c'est  la  dépêche  envoyée,  le  13  juillet,  par 
Gramont  à  Bcncdetti,  lui  enjoignant  d'obte- 
nir du  roi  la  garantie  pour  ravenir  qu'il  ne 
permettra  pas  au  prince  Léopold  de  revenir 
sur  sa  renonciation.  » 

Nousavons  déjà  dit  combien  cette  demande 
de  garanties  était  dangereuse.  Elle  rouvrait 
une  affaire  que  nous  avions  intérêt  à  clore,  et 
elle  la  rouvrait  à  seule  fin  de  pouvoir  déjouer 
des  intrigues  parlementaires.  A  tout  autre 
point  de  vue  elle  était  inutile.  Devait-on,  en 
effet,  prévoir  que  la  candidature  Ilohenzol- 
lern  serait  à  nouveau  posée  ?  Après  les  com- 
plications qu'elle  avait  menacé  d'entraîner, 
ce  n'était  guère  probable.  Ou  alors  il  fallait 
supposer  que  le  roi  de  Prusse  voulait  à  toute 
force  la  guerre,  ce  qui  n'était  pas.  Dans  son 
rapport  du  13  juillet,  Benedetti  écrit  :  «  Sa 
Majesté  a  soutenu...  qu'elle  n'avait  assuré- 


^  IlLE   OLLIVTER     ET    LA    DEMANDE   DE    GARANTIES       103 

ment  aucun  dessein  caché,  et  çae  celle  affaire 
lui  avait  donné  de  Irop  graves préoccupalions 
iiir  ne  pas  désirer  qu'elle  fui  irrévocable- 
menl  écarlée  ;  qu'il  lui  était  toutefois  impos- 
sible d'aller  aussi  loin  que  nous  le  lui  de- 
mandions ».  » 

En  admettant,  d'ailleurs,  que  la  candida- 
lure  Ilohenzollern  eût  été  de  nouveau  posée 
après  avoir  été  retirée,  l'affaire  se  fût  présen- 
tée alors  dans  de  bien  meilleures  conditions 
pour  nous.  Il  aurait  été  évident  pour  tous  que 
la  Prusse  nous  cherchait  querelle.  Or,  pour 
être  certain  d'entraîner  avec  lui  les  Etats  du 
Sud,  Bismarck  avait  besoin  que  ce  fût  nous 
qui  paraissions  les  agresseurs. 

Quoi  qu'il  en  soit,  dans  cette  demande  de 
garanties,  Emile  Ollivier  reconnaît  une  lourde 
faute.  Il  la  déclare  «  défendable  en  pure  logi- 
que, mais  injustifiable  dans  les  circonstances 
de  fait  où  elle  s'était  produite  »  ".  Il  va  jus- 

1 .  M'a  Mission  en  Prusse, 

'■,  Philosophie  d*une  guerre^  p.  2r5. 


164  1870 

qu'à  écrire  :  «  La  demande  de  garantie  ne 
pouvait  être  interprétée  que  comme  une  vo- 
lonté d'amener  la  guerre  *.  » 

Comment  s'expliquer  un  tel  aveu?  Eh!  c'est 
que,  comme  je  l'ai  dit,  Emile  Ollivier  peut 
ajouter  :  «  Cette  demande,  je  n'y  suis  pour 
rien.  »  La  dépêche  relative  à  cette  demande, 
envoyée  à  Benedetti,  avait  été,  en  efTet» 
concertée  entre  l'Empereur  et  le  duc  de 
Gramont.  Emile  Ollivier  ne  l'a  connue  qu'a- 
près qu'elle  eut  été  expédiée.  «  Je  n'avais 
l'option,  écrit-il,  qu'entre  deux  partis  :  ou 
protester  par  ma  démission,  ou  m'ingénier  à 
annuler  les  conséquences  de  ce  fait  que  je 
ne  pouvais  plus  empêcher".  »  Comme  dérai- 
son, ce  n'est  pas  le  premier  parti  que  Emile 
Ollivier  choisit.  En  restant,  il  s'associe  donc 
à  la  mesure  qui  a  été  prise.  11  va  chercher, 
il  est  vrai,  à  l'atténuer,  déclare-t-il.  Il  dicte 
donc  une  nouvelle  dépêche.  Nous  y  lisons  : 


1.  Philosophie  dane  guerre^  1870,  p.  189. 
^.  /(/.,  p.  198. 


EMILE   OLLIVIER    ET    LA    DEMANDE    DE   GARANTIES      105 

«  11  est  indispensable  que  le  Roi  veuille  bien 
nous  dire  qu'il  ne  permettra  pas  au  prince  de 
revenir  sur  la  renonciation  communiquée  par 
le  prince  Antoine.  »  Y  a-t-il  une  si  grande 
différence  entre  la  première  et  la  seconde  de- 
mande? 11  serait  oiseux  de  le  discuter,  puis- 
que le  télégramme  que  le  duc  de  Gramont 
envoya,  en  s'inspirant  de  la  note  d'Emile  01- 
livier,  n'a  eu  aucune  action  sur  les  événe- 
ments. Il  arriva  trop  tard.  Benedetti  avait 
déjà  présenté  la  «  demande  de  garanties  », 
et  ce  devait  être  sa  dernière  audience. 

Mais  examinons  l'excuse  que  présente 
Emile  Ollivier  :  «  On  a  rouvert  l'affaire  Ho- 
henzollern,  et  je  n'y  suis  pour  rien.  » 

Cette  fameuse  dépêche,  ce  n'est  pas  lui  qui 
Ta  expédiée.  Soit  I  Mais  avant  cette  dépêche 
il  y  avait  eu  une  entrevue  entre  le  baron  de 
Werther,  ambassadeur  de  Prusse,  Emile  Ol- 
livier et  le  duc  de  Gramont.  Les  ministres 
français  avaient,  on  s'en  souvient,  remis  à 
Werther  une  note  formant  projet  de  lettre 
aue  le  roi  de  Prusse  devait  écrire  à  l'Empe- 


166  1870 

reur,  Emile  Ollivier  se  plaint  qu'on  ait  rou- 
vert l'affaire.  Cette  note  l'avait  déjà  rouverte, 
et  ceci  interdit  à  Emile  Ollivier  de  se  dégager, 
comme  il  le  fait,  de  la  demande  de  garanties. 
'  Et  pourquoi  cette  note?  Dans  son  rapport, 
Werther  écrit  :  «  Les  deux  ministres,  en  fai- 
sant ressortir  qu'ils  avaient  besoin  d'un  ar- 
rangement de  ce  genre  pour  calmer  l'émotion 
des  esprits,  eu  égard  à  leur  silualion  minis- 
térielle... »  L'empereur  fait  envoyer  par  Gra- 
mont  la  fameuse  dépêche,  parce  qu'il  apprend 
que  la  Chambre  est  très  montée,  et  qualifie 
de  «  honte  »  le  simple  acquiescement  à  la 
renonciation.  Emile  Ollivier,  de  concert 
avec  Gramont,  réclame  une  lettre  du  roi  de 
Prusse,  «  eu  égard  à  leur  situation  ministé- 
rielle  ».  Tout  cela  est  de  la  même  étoffe. 
C*est  du  parlementarisme,  c'est-à-dire  des 
combinaisons  où  l'intérêt  de  la  France  tient 
peu  de  place. 

Ces  deux  combinaisons,  note  et  dépêche, 
rouvrent  donc  l'affaire.  Mais  laquelle  de  ces 
combinaisons  devait  être  la  plus  sensible  au 


rSiiLK    uLLiWhh    ET     LA    DEMANDE    DE   GARANTIES       107 

roi  de  Prusse  ?  Sans  conteste,  la  première, 
celle  à  laquelle  Emile  Ollivier  a  pris  part.  Le 
13  juillet,  à  dix  heures  du  matin,  Benedetti 
rencontre  Guillaume  à  la  promenade,  et  lui 
présente  la  seconde  combinaison,  la  demande 
de  garanties.  Le  roi  refuse  d'y  souscrire, 
mais  Tentretien  reste  courtois.  Guillaume 
déclare  à  notre  ambassadeur  qu'il  n'a  pas 
encore  reçu  officiellement  le  désistement  du 
prince  Léopold,  qu'il  lui  en  fera  lui-même 
part  dès  qu'il  l'aura  en  main. 

Or,  dans  la  journée,  c'est  par  son  aide-de- 
camp  qu'il  fait  transmettre  à  notre  ambassa- 
deur l'annonce  de  ce  désistement.  Benedetti 
s'étonne  et  réclame  une  nouvelle  audience. 
Elle  lui  est  refusée. 

Que  s'était-il  donc  passé  pour  changer 
ainsi  l'humeur  du  roi  ?  L'arrivée  entre  temps 
du  rapport  de  Werther,  avec  la  note  remise 
par  Emile  Ollivier  et  Gramont.  J'ai  déjà  dit 
la  colère  du  roi  en  lisant  ce  rapport.  «  Il  est 
fâcheux,  écrivait  Guillaume  à  la  reine  Augusta, 
que  Werther  n'ait  pas  immédiatement,  sur 


168  1870 

une  pareille  exigence,  quitté  la  place  et  ren- 
voyé ses  interlocuteurs  au  ministre  Bis- 
marck *.  »  Quant  à  lui,  c'est  ce  qu'il  va  faire. 
Dans  la  dépêche  envoyée  à  Bismarck,  il 
n'est  parlé,  il  est  vrai,  que  de  la  demande  de 
garanties.  Mais  il  est  naturel  que  le  roi  ait 
passé  sous  silence  le  rapport  de  Werther,  dès 
lors  qu'il  considérait  que  ce  rapport  enfer- 
mait une  proposition  offensant  sa  dignité. 
Officiellement,  il  s'en  est  tenu  à  ses  pourpar- 
lers avec  notre  ambassadeur.  Mais  dans  son 
privé  —  la  lettre  qu'il  écrit  ce  jour  môme  à 
la  reine  le  montre  bien  —  ce  qui  l'a  irrité, 
ce  qui  l'a,  par  conséquent,  plus  que  proba- 
blement porté  à  refuser  une  nouvelle  au- 
dience à  Benedetti, —  ce  refus  que  Bismarck 
va  exploiter,  —  c'est  la  proposition  Ollivier- 
Gramont.  Replaçons  donc  sur  les  épaules 
d'Emile  Ollivier  ce  fardeau  qu'il  cherche  à 
passer  aux  autres. 


l.Cité  parM.Welschinger,  dans  La,  guerre  de  1S70, 
ZÂUset  et  responsabilités. 


EMILE    OLI.IVIER    ET    LA    DEMANDE     DE    GARANTIES       1G9 

Emile  Ollivier  déclare  que  l'empereur  en 
négligeant  de  le  consulter  avant  de  faire  en- 
voyer par  Gramont  la  demande  de  garanties 
a  commis  «  un  acte  de  pouvoir  personnel  ». 
De  là  tout  le  mal.  «  De  cette  renaissance  du 
pouvoir  personnel  »  il  se  déclare  «  profon- 
dément blessé  ».  Eh  bien  !  et  cette  note,  si 
grave  dans  ses  conséquences,  qu'Emile  Olli- 
vier rédige  de  concert  avec  Gramont  et  qu'il 
remet  à  Werther  sans  consulter  l'empereur. 
Comment  faut-il  qualifier  cet  acte  ?  Mais 
peut-être  Emile  Ollivier  se  prend-il  pour 
l'empereur,  et  prend-il  l'empereur  pour  un 
soliveau.  C'est  assez  dans  le  goût  des  minis- 
tres partisans  d'une  monarchie  constitution- 
nelle. 

Cependant  Emile  Ollivier  voit  bien  qu'on 
peut  facilement  lui  renvoyer  la  balle,  comme 
je  le  fais  ici.  Alors  il  a  un  argument  admira- 
ble. Tant  que  Gramont  est  seul  avec  Wer- 
ther, l'entretien  est  officiel.  Dès  que  lui, 
Ollivier,  arrive,  c'est  une  autre  affaire. 
«   L'entretien   changea   de  nature.  Il  cessa 


170  1870 

d'être  officiel,  comme  il  l'avait  été  jusque  là, 
et  devint  une  de  ces  conversations  libres  que 
les  hommes  politiques  ont  entre  eux,  quand 
ils  sont  en  dehors  de  leur  rôle  officiel  et 
dans  lesquelles  on  échange  ses  idées,  sans 
s'engager  soi-même,  à  plus  forte  raison  son 
gouvernement*.  » 

Mais  qu'est-ce  qui  prévient  l'ambassadeur 
de  Prusse  de  ce  changement  de  caractère  de 
l'entretien  ?  Rien  et  personne.  La  simple  af- 
firmation d'Emile  OUivier,  longtemps  après, 
lorsqu'il  s'aperçoit  des  conséquences  de  cet 
entretien,  et  qu'il  cherche  alors  à  dégager  sa 
responsabilité.  Ce  n'est  guère  suffisant. 
Aussi  Werther  a-t-il  pris  cet  entretien 
comme  un  entretien  «  officiel  ».  Il  est  excu- 
sable de  n'avoir  pas  su  ce  que  Emile  Ollivier 
raconterait  plusieurs  années  après.  Pour  ce 
fait  cependant,  Emile  Ollivier  qualifie  Wer- 
ther d'esprit  «  borné  »,et  décide  qu'il  n'a  pas 
à  prendre  son  rapport  c<  en  considération  ». 

1.  Philosophie  d* une  guerre ^  p.  177. 


EMILE   OLLIVIER    ET    LA  DEMANDE    DB    GARANTIES       171 

C'est  extraordinaire  ce  qu'il  faut  supposer  de 
gens  en  faute  pour  excuser  Emile  Oiiivier 


On  Ta  vu,  les  deux  acteurs  principaux 
dans  ces  négociations  ont  été  Emile  Oiiivier 
et  le  duc  de  Gramont.  Je  ferai  cette  distinc- 
tion entre  ces  deux  ministres.  Emile  Oiiivier 
nous  a  acculés  à  la  guerre,  alors  qu'il  était 
profondément  pacifiste.  Il  nous  y  a  acculés 
sans  le  vouloir  —  par  étourderie,  par  légè- 
reté —  en  se  livrant  à  des  manœuvres  qui 
n'avaient  pour  but  que  de  défendre  sa  situa- 
tion ministérielle.  Le  duc  de  Gramont,  lui, 
avait  une  visée  plus  haute.  Il  tenait  à  infliger 
un  échec  diplomatique  à  la  Prusse.  11  était 
de  ceux  qui,  à  juste  titre  d'ailleurs,  ne  pou- 
vaient se  consoler  de  Sadowa.  Il  lui  fallait 
une  revanche. 

Parfait,  dirons-nous.  Mais  ceux  qui  nous 
jetaient  dans  une  telle  aventure  devaient  au- 
paravant s'enquérir  avec  soin  des  forces  res- 


172  1870 

pectives  de  la  France  et  de  TAllemagne.  Le 
duc  de  Gramont  le  reconnaît.  Et  il  déclare 
que  s'il  avait  eu  «  un  seul  doute  sur  notre 
aptitude  à  la  guerre  »,  «  rien  dans  le  monde 
entier  »  ne  Teût  fait  «  souscrire  à  une  rup- 
ture avec  la  Prusse  »  *. 

Mais  j'ai  montré  précédemment  que  no- 
tre attaché  militaire  à  Berlin,  le  colonel 
SlolTel,  nous  avait  à  maintes  reprises  averti 
de  notre  infériorité.  Que  fallait-il  donc  pour 
éveiller  le  doute  de  M.  de  Gramont? 
;  Quant  à  Emile  OUivier,  je  le  répète,  il  était 
profondément  pacifiste.  Pourquoi  aurait-il 
fait  la  guerre  ?  L'unité  de  l'Allemagne,  il 
y  applaudissait,  puisqu'elle  s'accordait  avec 
le  principe  des  nationalités.  11  déclare  qu'un 
tel  principe  «  commandait  de  ne  pas  s'oppo- 
ser à  la  transformation  intérieure  de  l'Alle- 
magne, dût-elle  aboutir  à  compléter,  par 
l'Unité  politique,  l'Unité  militaire  déjà  cons- 
tituée »  *.  Cette  unité,  Emile  OUivier  y  a 

1.  LsL  France  et  la  Prusse  avant  la  guerre,    p.  321. 

2.  Philosophie  d'une  guerre j  p.  10, 


ÉMILB   OLLIVIER   ET    LA   DEMANDE    DE   GARANTIES       i73 


travaillé,  mais  autrement   qu'il    ne  le  pré- 
voyait :  par  la  défaite  de  notre  pays. 

Emile  Ollivier  se  repent-il,  du  moins, 
comme  le  fait  le  duc  de  Gramont,  de  s'être 
illusionné  sur  les  forces  de  la  France  ?  Non, 
jusqu'au  bout  il  se  raidit  dans  le  môme  or- 
gueil. Non,  il  ne  s'est  pas  trompé  !  11  ne 
s'est  jamais  trompé,  pas  plus  sur  ce  point 
que  sur  les  autres.  Il  affirme  donc  «  que  nous 
étions  suffisamment  prêts  pour  vaincre  »  '. 
Le  désastre,  selon  lui,  est  dû  uniquement 
aux  chefs  militaires.  C'est  que  s'il  en  était 
autrement  il  lui  faudrait  reconnaître  qu'il  a  eu 
tort  en  s'opposant,  en  1867,  à  la  loi  de  réor- 
ganisation de  l'armée  et  en  déclarant  que  «les 
armées  de  la  France  »  étaient  «  trop  nom- 
breuses ». 

L'eût-on  mis  sur  le  gril,  on  ne  lui  eût  pas 
fait  faire  le  plus  petit  mea  culpa, 

1.  Philosophie  d'une  guerre^  p,  337 


CHAPITRE   XIV 

UN  EXEMPLE   DE   TRAVAIL 
PARLEMENTAIRE 

{i5  juillet  1870) 

On  vient  de  voir  de  quelle  légèreté,  —  pour 
employer  lemot  le  plus  indulgent, — le  minis- 
tère Ollivier  a  fait  preuve  dans  les  journées 
fatales  de  juillet  1870.  Voyons  maintenant 
comment,  à  son  tour,  le  Parlement  a  travaillé, 
le  jour  où  a  été  posée  devant  lui  la  question 
grave  entre  toutes  de  guerre  ou  de  paix. 

C'est  dans  les  conseils  des  ministres  du 
14  juillet  au  soir  et  du  15  au  matin  que  la 
guerre  est  décidée.  La  résolution  en  est  por- 
tée devant  la  Chambre,  le  15  après-midi,  par 
une  déclaration  que  lit  Emile  Ollivier  *.  A  la 
suite  de  cette  déclaration,  Thiers  prononce 

1.  Voir  le  Journal  officiel  du  16  jaillet  1870. 


176  1870 

un  discours  danslequel  il  s'oppose  à  la  guerre. 
C'est  en  répondant  à  Thiers  qu'Emile  OUi- 
vier  lance  son  mot  fameux  :  «  De  ce  jour 
commence,  pour  les  ministres,  mes  collègues 
et  pour  moi,  une  grande  responsabilité.  Nous 
l'acceptons  le  cœur  léger  !  » 

Divers  projets  de  lois  militaires  sont  sou- 
mis à  la  Chambre  ainsi  qu'une  demande  de 
crédits.  Accepter  ou  rejeter  les  crédits,  dé- 
clare Emile  OUivier,  c'était  une  manière  pour 
le  Parlement  de  se  prononcer  pour  ou  contre 
la  guerre.  «  La  guerre,  écrit-il,  avait  été  jus- 
que-là un  usage  du  pouvoir  personnel  ;  nous 
voulûmes  qu'elle  fût  cette  fois  un  acte  libre 
des  représentants  de  la  Nation*.  »  11  n'ajoute 
pas  que  c'est  un  progrès  et  que  ce  progrès 
c'est  à  lui  qu'on  le  doit.  Mais  c'est  dans  sa 
pensée.  Considérons  le  progrès. 

Une  commission  est  nommée  pour  exami- 
ner les  projets  de  lois  et  les  crédits  proposés. 
Elle  se  réunit  immédiatement.  Elle  a  reçu 

1.  Philosophie  d'une  guerre,  p.  282.  ^ 


UN  EXEMPLE  DE  TRAVAIL  PARLEMENTAIRE   177 

mandat  d*exiger  la  production  de  toutes  les 
pièces  de  rafTaire.  Le  duc  de  Gramont  se 
présente  devant  elle  avec  son  dossier. 

Thiers,  dans  son  discours,  avait  posé  en 
substance  cette  question  :  «  Est-il  vrai,  oui 
ou  non,  que  sur  le  fond,  c'est-à-dire  sur  la 
candidature  du  prince  de  HohenzoUern,  votre 
réclamation  a  été  écoutée,  et  qu'il  y  a  été  fait 
droit?  »  C'est  en  somme  la  même  question, 
sons  une  autre  forme,  que  la  commission  pose 
au  duc  de  Gramont  en  lui  demandant  :  «  Les 
prétentions  du  gouvernement  français  ont- 
elles  été  les  mêmes  depuis  le  premier  jour 
jusqu'au  dernier  ?...  Nous  considérons  ce 
point  comme  très  important  »,  ajoute  le  pré- 
sident de  la  commission.  Leduc  de  Gramont 
répond  par  l'affirmative,  et,  dans  son  livre  : 
La  France  et  la  Prusse  avant  la  guerre^  il 
continue  à  dire  oui.  Oui,  affirme-t-il,  nous 
avons  eu  du  premier  jour  au  dernier  «le  même 
but  »,  obtenir  une  «  participation  directe  et  ex- 
plicite du  roi  dans  la  renonciation  du  prince». 
C'est  jouer  sur  les  mots,  pour  se  tirer  d'un 

Montesquiou,  1870.  13 


178  1870 

mauvais  pas.  La  dépêche  du  12  juillet,  qui  a 
mis  le  feu  aux  poudres,  réclamait  du  roi  de 
Prusse  «  Tassurance  qu*il  n'autoriserait  pas 
de  nouveau  »  la  candidature  du  prince  Léo- 
pold.  G'étaitune  exigence /io«i;e//e  et  c'est  cette 
exigence  nouvelle  que  le  roi  a  rejetée. 

Mais,  la  commission  a  sous  les  yeux  toutes 
les  dépêches  envoyées  à  Benedetti  ;  elle  va 
s'apercevoir,  penserez- vous,  que  jusqu'au  12  ! 
il  n'est  fait  aucune  mention  de  cette  «  ques- 
tion des  garanties  »,  et  qu'ainsi  donc  «  les 
prétentions  du  gouvernement  français  »  n'ont 
nullement  été  «  les  mêmes  depuis  le  premier 
jour  jusqu'au  dernier  ».  Eh  bien  !  non.  La 
commission  ne  s'en  aperçoit  aucunement. 
Comment  cela  se  fait-il  ?  C'est  qu'elle  prend 
la  dépêche  du  12,  celle  de  la  «  demande  de 
garanties  »  pour  la  première  dépêche  envoyée 
à  Benedetti.  Comment  cela  est-il  possible  ? 
Je  ne  me  charge  pas  de  l'expliquer.  N'ayant 
jamais  fait  partie  d'un  Parlement,  je  ne  sais 
pas  comment  on  y  travaille,  je  ne  fais  que 
m'en  douter. 


UN  EXEMPLE  DE  TRAVAIL  PARLEMENTAIRE   179 


Emile  Ollivier  déclare  :  «  Gramont  dépose 
toutes  les  pièces  que  j'avais  annoncées.  Elles 
étaient  très  soigneusement  classées  par  nu- 
méros d'ordre,  c'est-à-dire  chronologique- 
ment, parce  que  cet  ordre  était  fixé  par  les 
dates  inscrites  en  tête  de  chacune  des  dépê- 
ches *.  ))  C'est  insinuer  :  si  la  commission 
s'est  trompée,  il  n'y  a  aucune  faute  de  notre 
part. 

Le  duc  de  Gramont  écrit  :  «  Cette  erreur 
s'explique,  en  réalité,  par  la  rapidité  inusitée 
avec  laquelle  il  fallut,  en  quelques  instants, 
se  réunir,  procéder  à  l'audition  des  ministres, 
délibérer  et  rédiger  le  rapport  sur  la  délibé- 
ration et  la  conclusion.  Cependant,  au  lieu 
de  lui  attribuer  cette  cause  bien  naturelle, 
on  a  préféré  accuser  le  gouvernement  d'avoir 
voulu  tromper  la  commission  '.  » 

D'ailleurs,  ajoute  le  duc  de  Gramont, com- 
ment aurions-nous  pu  tromper  la  commis- 

1.  Philosophie  d'une  guerre,  p.  298. 

2.  La  France  el  la  Prusse  avant  la  guerre ^  p.  270. 


180  1870 

sion  sur  la  date  de  cette  dépêche,  puisque 
cette  dépêche  commence  ainsi  :  «  Nous  avons 
reçu  des  mains  de  l'ambassadeur  d'Espagne 
la  renonciation  du  prince  Antoine,  au  nom 
de  son  fils  Léopold...  »  Or,  tout  le  monde 
savait  bien  que  cette  renonciation  nous  était 
parvenue  le  12  juillet.  Impossible  donc  de 
croire  que  la  dépêche  en  question  était  anté- 
rieure à  cette  date. 

Et  pourtant,  le  fait  est  là  :  la  commission 
Ta  cru  I 

Voici,  en  effet,  son  rapport  ou  plutôt  le 
passage  relatif  à  cette  question  :  «  Nous  sa- 
vions répondre  au  vœu  de  la  Chambre  en 
nous  enquérant  avec  soin  de  tous  les  incidents 
diplomatiques.  Nous  avons  la  satisfaction  de 
vous  dire,  messieurs,  que  le  gouvernement, 
dès  le  début  de  l'incident  et  depuis  la  pre- 
mière phase  des  négociations  jusqu'à  là  der- 
nière, a  poursuivi  loyalement  le  même  but. 
Ainsi,  \ti  première  dépêche,  adressée  à  notre 
ambassadeur,  arrivé  à  Ems,  pour  entretenir 
le  roi  de  Prusse,  se  termine  par  cette  phrase 


UN  EXEMPLE  DE  TRAVAIL  PARLEMENTAIRE   181 

qui  indique  que  le  gouvernement  a  nettement 
formulé  sa  légitime  prétention  : 

«  Pour  que  cette  renonciation,  écrivait 
M.  le  duc  de  Gramont  à  M.  Benedetti,  pro- 
duise son  effet,  il  est  nécessaire  que  le  roi  de 
Prusse  s'y  associe  et  nous  donne  l'assurance 
qu'il  n'autorisera  pas  de  nouveau  cette  can- 
didature. Veuillez  vous  rendre  immédiate- 
ment auprès  du  roi  pour  lui  demander  cette 
déclaration.  » 

«  Ainsi,  ce  qui  est  resté  le  point  litigieux 
de  ce  grand  débat  a  été  posé,  dès  la  première 
heurSy  et  vous  ne  méconnaîtrez  pas  l'impor- 
tance capitale  de  ce  fait  resté  ignoré,  il  faut 
bien  le  dire,  de  l'opinion  publique.  » 

Voilà  donc  bien  la  dépèche  des  «garanties» 
qui  était  réellement  la  onzième  dépêche  en- 
voyée à  Benedetti,  présentée  comme  la  pre- 
mière. Encore  une  fois,  je  ne  me  charge  pas 
d'expliquer  la  chose.  Ou  je  ne  trouve  (]ue 
cette  explication  :  c'est  que  sortant  d'une 
séance  de  la  Chambre  mouvementée  et  fié- 
vreuse,les  membres  de  la  commission  n'étaient 


18^  1870 

pas  dansTélat  d'esprit  voulu  pour  lire  exacte- 
ment les  pièces  qui  leur  étaient  soumises. 

Comment,  en  entendant  le  rapport,  le  duc 
de  Gramont  n'a-t-il  pas  relevé  l'erreur  ?  Il 
écrit  :  «  Lorsque  j'arrivai,  dans  la  séance  de 
nuit  du  15  juillet,  au  Corps  législatif,  le  rap- 
port de  la  commission  avait  déjà  été  lu  à  la 
Chambre,  et  je  n'en  eus  connaissance  que  le 
lendemain  par  le  Journal  officiel  *.  »  Mais, 
d'autre  part,  le  marquis  de  Talhouêt,  rap- 
porteur de  la  commission  des  crédits,  a  dé- 
claré devant  la  commission  d'enquête  :  «  Je 
suis  arrivé  au  Corps  législatif  et  j'ai  lu  le 
rapport  à  la  tribune.  M.  le  duc  de  Gramont 
était  en  face  de  moi.  Imparfaitement  entendu 
les  termes  du  rapport  qui  était  renonciation 
des  déclarations  faites  dans  le  sein  de  la 
commission.  Si  nous  avions  mal  compris, 
c'était  à  M.  le  duc  de  Gramont  à  rectifier 
notre  interprétation.  » 

Sur  la  présence  du  duc  de  Gramont  à  la 

1.  Là  France  et  U  Prusse  avant  la  guerre,  p.  275. 


UN  EXEMPLE  DE  TRAVAIL  PARLEMENTAIRE   18U 

Chambre  au  moment  de  la  lecture  du  rapport, 
il  y  en  a  donc  évidemment  un  des  deux  qui 
se  trompe. 

M.  de  Talhouët  ajoute  :  «  Si  nous  nous 
étions  trompés,  le  ministre  devait  nous  le 
faire  observer.  Il  vient,  dix-huit  mois  après, 
déclarer  que  nous  avons  commis  une  erreur. 
Evidemment,  il  pense  que  nous  nous  som- 
mes trompés  et  il  le  dit  de  bonne  foi,  mais 
c'est  à  un  autre  moment  qu'il  aurait  dû  le 
dire.  » 

Le  marquis  de  Talhouët  est  mort  de  cha- 
grin, peu  après  la  guerre,  de  cette  erreur  de 
classement  de  dépêches  que  contenait  son 
rapport.  Il  avait  un  autre  sentiment  de  ses 
responsabilités  que  Emile  Ollivier.  Je  ne 
sais  trop,  d'ailleurs,  si  cette  erreur  a  eu,  au 
point  de  vue  des  événements  ultérieurs,  une 
importance  capitale.  La  vérité  connue  au- 
rait-elle suffi  à  ce  moment-là  à  incliner  la 
Chambre  vers  la  paix  ?  C'est  bien  douteux. 
Et  puis  le  ministère  s'était  tellement  avancé, 
dès  le  début  de  la  séance,  par  sa  déclaration 


184  1870 

qui  n'était  rien  moins  qu'une  déclaration  de 
guerre,  qu'on  se  demande  comment  on  au- 
rait pu  revenir  en  arrière.  Il  aurait  fallu  dans 
la  Chambre  une  volonté  de  paix  très  arrê- 
tée, et  elle  n'existait  pas,  bien  au  contraire. 
Mais,  prise  en  elle-même,  l'erreur  de  la 
commission  est  colossale.  C'est  un  exemple 
frappant  de  ce  qu'on  peut  attendre  d'un  Par- 
lement, ou,  si  l'on  veut,  d'une  commission 
parlementaire,  môme  composée  d'honnêtes 
gens,  et  même  dans  les  circonstances  les 
plus  graves. 


CHAPITRE    XV 

LA    POLITIQUE    ITALIENNE 
DU    SECOND    EMPIRE 


Noire  recherche  des  causes  politiques  du 
désastre  de  70  ne  serait  pas  complète  si  nous 
ne  jetions  un  coup  d'œil  sur  la  politique 
extérieure  du  Second  Empire.  Que  cette  po- 
litique, qui  a  abouti  à  l'unification  de  Tltalie 
et  de  l'Allemagne,  ait  été  désastreuse  pour 
la  France,  nul  ne  le  conteste  plus.  Mais,  il  y 
a  une  question  qui  est  encore  controversée  ; 
c'est  la  question  romaine.  Les  uns,  faisant 
remarquer  que  la  Papauté  n'a  été  dépos- 
sédée de  Rome  qu'au  20  septembre  1870, 
après  la  chute  de  l'Empire,  déclarent  que  l'on 
doit  de  la  reconnaissance,  en  tant  que  catho- 
lique, à  Napoléon  III,  pour  avoir  défendu  le 
pouvoir  temporel  du  Pape.  D'autres,  préten- 


im  1870 

dant  qu'une  telle  politique  a  entraîné  notre 
isolement  en  1870  et,  par  suite,  notre  désas- 
tre, affirment  qu'en  tant  que  Français  on 
doit  reprocher  à  Napoléon  III  cette  défense 
du  pouvoir  temporel. 

Peut-on  faire  honneur  à  Napoléon  III  d'a- 
voir conservé  Rome  au  Pape  ?  Voilà  ce  que 
j'envisagerai  d'abord.  Doit-on,  au  contraire, 
lui  en  faire  grief?  C'est  ce  que  je  discuterai 
ultérieurement. 

Pour  être  reconnaissant  à  Napoléon  III 
d'avoir  conservé  Rome  au  Pape,  il  faut  avoir 
la  vue  bien  courte.  Car  enfin,  quel  est  le  plus 
grand  responsable  de  l'installation  à  Rome 
de  la  monarchie  italienne?  Evidemment,  celui 
qui,  avec  toutes  les  forces  de  la  France,  a 
aidé  cette  monarchie  à  se  fonder.  Napoléon  III 
lui-môme. 

Que  ce  soit  en  1831,  où  Louis  Bonaparte 
prend  part  à  la  révolution  contre  le  Pape,  en 
compagnie  de  son  frère  aîné  qui  trouve  la 
mort  dans  l'un  des  combats.  Que  ce  soit  en 
1859o{i,  devenu  empereur,  il  chasse  les  An  tri- 


LA    POLITIQUE   ITALIENNE   DU    SECOND   EMPIRE        487 

chiens  de  la  Lombardie.  Que  ce  soit  les  an- 
nées suivantes,  où  il  laisse  les  Piémontais 
s'agrandir  et  déposséder  notamment  le  Pape 
d'une  partie  de  ses  Etats.  Que  cesoiten  1866, 
où  il  patronne  ralliance  italo-prussienne.  Tout 
cela,  c'est  là  môme  politique.  Par  là  consti- 
tution du  royaume  d'Italie,  cette  politique 
aboutit  naturellement  à  la  chute  du  pouvoir 
temporel.  Peu  importe  donc  que  par  crainte 
de  l'opinion  catholique  ou  par  point  d'hon- 
neur. Napoléon  III  n'ait  pas  osé  aller  jus- 
qu'au bout,  en  livrant  Rome  aux  armées  du 
nouveau  royaume.  L'entrée  de  ces  armées 
dans  Rome  fut  le  résultat  fatal  de  toute  la 
politique  du  Second  Empire. 

Cette  politique,  Napoléon  III  ne  l'avait  pas 
inventée.  Il  l'avait  trouvée  dans  son  berceau. 
C'est  proprement  la  politique  napoléonienne. 
Le  prince  Jérôme  racontait  qu'en  1814,  des 
patriotes  italiens  s'étaient  adressés  à  Napo- 
léon, alors  à  l'île  d'Elbe,  et  lui  avaient  de- 
mandé de  se  mettre  à  leur  tête  pour  chasser 
l'Autrichien  et  reconstituer  l'Italie.  «  L'offre 


188  1870 

parut  aller  au  cœur  de  Napoléon  »,  écrit 
Rothan  S  qui  cite  la  réponse  de  l'empereur  : 
«  J'ai  été  grand  sur  le  trône  de  France,  par 
les  armes,  mais  mon  règne  a  plutôt  été  celui 
d'un  conquérant.  A  Rome,  ce  sera  une  autre 
gloire,  aussi  éclatante  que  la  première,  mais 
plus  durable,  plus  utile.  Je  ferai  des  peuples 
épars  de  ritalie  une  seule  nation.  Je  créerai 
des  routes  et  des  canaux,  j'ouvrirai  de  vastes 
débouchés  aux  industries  renaissantes  ;  je 
ferai  de  Naples,  de  Venise  et  de  la  Spezzia 
de  grands  chantiers,  de  Rome  un  port  de  mer. 
Dans  vingt  ans,  l'Italie  sera  une  des  plus 
puissantes  nations  de  l'Europe...  » 

«  Ce  n'était  peut-être  qu'un  rêve  w,  disait 
le  prince  Napoléon,  en  relatant  ces  paroles. 
«  Mais  ce  rêve,  remarque  Rothan,  projetait 
une  lumière  étrange  sur  les  tendances  inti- 
mes du  grand  empereur.  11  semblait  que  Na- 
poléon ne  s'était  servi  de  la  France  que  pour 
assouvir  ses  passions  de  conquérant,  que  ses 

1.  L Allemagne  et  VfUiiey  par  G.  Rothan,  tome  11, 
p.  t. 


LA    POLITIQUE    ITALIENNE    DU    SECOND    EMPIRE        189 

secrètes  préférences  étaient  pour  Tltalie  et 
que,  si  les  événements  l'eussent  permis,  il 
eût  consacré  tout  son  génie  à  lui  rendre  la 
splendeur  de  Tempire  romain.  N'était-il  pas 
Italien  d'origine?  L'ancienne  France  n'exis- 
tait pas  pour  lui,  il  ne  tenait  compte  ni  des 
lois,  ni  des  nécessités  de  son  histoire.  Les 
premiers  élans  de  son  cœur  s'étaient  repor- 
tés sur  l'Italie  ;  les  Français,  à  ses  yeux, 
étaient  alors  des  oppresseurs,  il  conspirait 
avec  Paoli  contre  leur  domination. 

«  Napoléon  III,  continue  Rothan,  s'était 
assimilé  les  idées  napoléoniennes.  Affilié, 
comme  son  oncle,  aux  sociétés  secrètes,  il 
avait,  en  1831,  dans  ses  années  d'adolescence, 
conspiré  contre  le  Pape  et  l'Autriche,  pour- 
suivi la  résurrection  de  l'Italie.  Arrivé  au 
pouvoir,  il  fit  des  rêves  de  sa  jeunesse  le 
pivot  de  sa  politique.  Il  obéissait  à  la  logique 
de  son  système,  en  faisant,  comme  le  chef 
de  sa  famille,  litière  du  passé.  Peu  lui  im- 
portaient les  causes  qui  avaient  présidé  au 
développement  de  la  monarchie  française.  Ses 


190  1870 

idées  rétrospectives  ne  s'étendaient  pas  au 
delà  de  la  révolution  de  1789.  Il  voulait,  en 
rupture  avec  nos  vieilles  traditions,  opposer 
à  la  Sainte-Alliance  l'union  des  races  latines. 
L'unité  de  l'Italie  devait  être  une  protestation 
permanente,  une  démonstration  vivante  con- 
tre l'ancien  droit.  11  espérait  affermir  sa 
dynastie  en  établissant  en  Europe  un  droit 
nouveau,  formulé  en  deux  principes  :  le  suf- 
frage universel  el  le  droit  des  nalionalilés.  » 

Or,  ce  sont  ces  deux  principes  qui  ont  été 
cause  du  désastre  de  la  France.  La  crainte  de 
l'élection  fit  reculer  devant  les  préparatifs 
militaires  nécessaires.  Le  droit  des  nationa- 
lités aboutit  à  la  constitution  de  Tltalie  et 
de  l'Allemagne.  Les  conséquences  des  deux 
grands  principes  révolutionnaires  et  napoléo- 
niens peuvent  donc  se  résumer  dans  ce  seul 
mot  :  Sedan. 

Un  des  plus  ardents  défenseurs  de  ces  prin- 
cipes et  notamment  d'une  de  leurs  conséquen- 
ces, r  unité  italienne  y  fut  le  prince  Napoléon. 
Il  pouvait  exprimer  librement  ce  que  TEmpe- 


LA   POLITIQUE   ITALIENNE    DU    SECOND    EMPIRE        191 

reur,  tenu  par  sa  position  à  plus  de  réserve, 
pensait  tout  bas.  «  Le  prince  Napoléon,  écrit 
Rothan  \  fidèle  à  la  pensée  qui  avait  présidé 
à  son  mariage,  démontrait  dans  d'éloquents 
discours  que  Tunité  de  Tltalie,  avec  Rome 
pour  capitale,  assurerait  la  grandeur  de  la 
France.  11  affirmait,  sans  se  préoccuper  de  la 
divergence  de  leurs  intérêts  sur  le  littoral  de 
la  Méditerranée,  que  les  deux  peuples,  sou- 
dés par  la  solidarité  du  suffrage  universel  et 
du  principe  des  nationalités,  resteraient  à  ja- 
mais unis.  »  11  est  intéressant  de  relire,  à  ce 
propos,  ses  discours  au  Sénat  du  1"  mars  1861 
et  du  V  septembre  1869.  En  1861,  faisant 
allusion  à  la  guerre  de  1859,  il  déclare  :  «  J'es- 
père  que  le  résultat  de  cette  politique,  qu'il 
ne  m'appartient  pas  de  prévoir,  mais  que  je 
puis  en  grande  partie  juger  par  le  passé,  j'es- 
père que  la  conséquence  de  cette  politique 
sera  la  réalisation  de  l'unité  italienne.  »  Ceux 
qui  s'opposent  à  ce  résultat,  les  zouaves  pon- 

1.  L Allemagne  et  l'Italie,  tome  II,  p.  3. 


192  1870 

tificaux,  il  prétend  les  flétrir  du  nom  de  «  nou- 
veau Coblentz  roDfiain  ».  En  1869,  il  chante 
victoire,  il  salue  le  but  atteint:  «  L'émancipa- 
tion d'un  grand  peuple,  l'unité  de  l'Italie.  » 

Vers  la  même  époque,  Proudhon  écrivait*  : 
«  L'Italie,  avec  une  armée  de  trois  cent  mille 
hommes,  amoindrit  la  PVance  de  toutes  les 
façons.  Nous  sommes  trop  voisins  de  l'Italie, 
nous  lui  avons  rendu  de  trop  grands  services 
pour  qu'elle  nous  aime.  L'ingratitude  en  po- 
litiqueest  le  premier  des  droits  et  des  devoirs; 
la  coalition  contre  la  France  compte  désor- 
mais un  membre  de  plus.  »  Ceci  était  la  con- 
damnation de  la  politique  extérieure  du  Se- 
cond Empire,  et  cette  condamnation,  combien 
l'avenir  devait  en  prouver  la  justesse. 

J'ai  cité  des  paroles  du  prince  Napoléon. 
Peut-être  objectera-t-on  que  le  prince  Napo- 
léon était  le  révolutionnaire  de  la  famille,  et 
que  sa  politique  n'était  pas  approuvée  de 
l'empereur.  Voyons  donc  la  pensée  de  Tem- 

1.  En  1862,  dans  sa  brochure  sur  «  jLa  fédération 
et  r unité  de  V Italie  ». 


LA    POLITIQUE    ITALIENNE    DU    SECOND    EMPIRE         193 

pereur.  Elle  est  très  nettement  exprimée  dans 
un  document  du  IG  septembre  186&.  C'est 
une  circulaire  du  ministre  de  l'Intérieur,  La 
Valette,  chargé  par  intérim  du  portefeuille 
des  affaires  étrangères,  circulaire  adressée 
à  nos  agents  diplomatiques.  Non  seulement 
elle  est  adressée  au  nom  de  l'empereur,  mais 
il  est  établi  que  l'Empereur  lui-môme  l'avait 
rédigée.  Elle  parle  des  changements  surve- 
nus à  la  suite  de  Sadowa.  Nous  y  lisons  : 
«  Les  perplexités  qui  agitent  les  esprits  et  qui 
ont  leur  retentissement  à  l'étranger  imposent 
au  gouvernement  l'obligation  de  dire  nette- 
ment sa  manière  de  voir...  La  Prusse  agran- 
die, libre  désormais  de  toute  solidarité, 
assure  désormais  l'indépendance  de  l'Allema- 
gne. La  France  n'en  doit  prendre  aucun  om- 
brage. Fière  de  son  admirable  unité,  de  sa 
nationalité  indestructible,  elle  ne  saurait  com- 
battre ou  regretter  l'œuvre  d'assimilation  qui 
vient  de  s'accompliret  subordonner  à  des  sen- 
timents jaloux  les  principes  de  nationalité 
qu'elle  représente  et  professe  à  l'égard  des 

MoDtesquiou,  1870.  18 


194  1S70 

peuples.  Le  senlimeiit  national  de  l'Allema- 
gne satisfait,  ses  inquiétudes  se  dissipent, 
ses  inimitiés  s'éteignent.  En  imitant  la  France, 
elle  fait  un  pas  qui  la  rapproche,  non  qui  Té- 
loigne  de  nous.  » 

Voilà  avec  quelles  balivernes  on  endor- 
mait le  sentiment  public,  voilà  sur  quelle 
sotte  chimère  l'Empire  fondait  sa  politique. 

«  Au  Midi,  poursuit  la  circulaire,  l'Italie, 
dont  la  longue  servitude  n'avait  pu  éteindre 
le  patriotisme,  est  mise  en  possession  de  tous 
ses  éléments  de  grandeur  nationale.  Son 
existence  modifie  profondément  les  condi- 
tions politiques  de  l'Europe  ;  mais,  malgré 
dés  susceptibilités  irréfléchies  ou  des  injus- 
tices passagères,  ses  idées,  ses  principes,  ses 
intérêts  la  rapprochent  de  la  nation  qui  a 
versé  son  sang  pour  l'aider  à  conquérir  son 
indépendance... 

«  Par  quelle  singulière  réaction  du  passé 
sur  l'avenir  l'opinion  publique  verrait-elle, 
non  des  alliés,  mais  des  ennemis  de  la  France, 
dans  ces  nations  affranchies  d  un  passé  qui 


LA    POLITIQUE    ITALIENNE    DU    SECOND    EMPIRE        195 

nous  fut  hostile,  appelées  à  une  vie  nouvelle, 
dirigées  par  des  principes  qui  sont  les  nô- 
tres, animées  de  ces  sentiments  de  progrès 
[ui  forment  le  lien  pacifique  des  sociétés  mo- 
dernes ? 

«  Une  Europe  plus  fortement  constituée, 
rendue  plus  homogène  par  des  divisions  ter- 
ritoriales plus  précises,  est  une  garantie  pour 
la  paix  du  continent,  et  n'est  ni  un  péril,  ni 
un  dommage  pour  notre  natiii^n.  » 

Et  dire  que  Napoléon  III  croyait  vérita- 
blement à  ce  qu'il  écrivait  là  !  11  croyait  par 
sa  politique  qui  a  constitué  l'Italie,  constitué 
l'Allemagne,  qui  nous  a  valu  1870,  qui  nous 
vaut  les  armements  formidables  de  notre 
époque,  il  croyait  assurer  la  paix  de  l'Eu- 
rope ! 

Voici  la  conclusion  de  k  circulaire,  qui 
est  comme  un  résumé  du  programme  suivi 
par  Napoléon  III  dans  tout  le  cours  de  son 
règne  :  «  La  politique  doit  s'élever  au-dessus 
des  préjugés  étroits  et  mesquins  d'un  autre 
âge.  L'Empereur  ne  croit  pas  que  la  gran- 


196  1870 

deur  cTun  pays  dépende  de  l'a/faiblissemenl 
des  peuples  qui  F  entourent  el  ne  voit  de  véri- 
lable  équilibre  que  dans  les  vœux  satisfaits 
des  nations  de  l'Europe,  En  cela,  il  obéit  à 
des  convictions  anciennes  et  aux  traditions  de 
sa  race.  Napoléon  /"  avait  prévu  les  chan- 
gemenls  qui  s' opèrent  aujourd'hui  sur  le  con- 
tinent européen.  Il  avait  déposé  les  germes 
des  nationalités  nouvelles^  dans  la  péninsule 
en  créant  le  royaume  d'Italie^  en  Allemagne 
en  faisant  disparaître  deux  cents  cinquante- 
trois  Étals  indépendants  *.  » 

On  ne  sauraitmieux  conclure  tout  ceci  que 
par  ce  qu'a  écrit  un  des  historiens  (P.  de  La 
Gorce)  de  Napoléon  III  :  «  A  des  degrés  di- 
sers,  il  servit  tous  les  peuples,  hormis  le  sien,  » 

1.  Moniteur  universel  du  17  septembre  1866. 


CHAPITRE   XIV 

ROME  A-T-ELLE  PERDU  LA  FRANCE? 

I 

1868-69 

Examinons  à  présent  la  thèse  de  ceux  qui 
font  grief  à  Napoléon  III  de  n'avoir  pas  osé 
abandonner  à  temps  la  papauté,  et  qui  dé- 
clarent que  là  est  la  cause  principale  du  dé- 
sastre de  la  France. 

Cette  thèse  était  celle  du  prince  Napoléon. 
Il  Ta  exposée  dans  un  article  de  la  Revue 
des  Deux-Mondes^ qui  eut  du  retentissement. 
Elle  a  été  reprise  souvent  depuis  par  ceux 
qui  trouvent  à  y  satisfaire  leur  passion  anti- 


k 


1.  Les  Alliances  de  VEmpire^  l"  avril  1878. 


198  λ7U 

cléricale.  Elle  a  été  développée  dans  un  ou- 
vrage paru  en  1907  :  Rome  et  Napoléon  III ^ 
par  E.  Clermont  et  Emile  Bourgeois,  avec 
une  préfdoe  de  Gabriel  Monod. 

La  thèse  est  celle-ci  :  ce  qui  fait  que  nous 
n'avons  pas  eu,  en  1870,  Talliance  de  l'Italie 
et  par  suite  de  TAutriche,  et  que  nous  avons 
donc  été  isolés  en  face  de  l'Allemagne,  c'est 
que  nous  avons  refusé  de  concéder  à  l'Italie  ce 
qu'elle  réclamait  comme  prix  de  son  alliance: 
l'abandon  de  Rome.  Le  vrai  coupable  est-il 
Napoléon  III  ?  Non,  répond  le  prince  Napo- 
léon. Le  pouvoir  temporel  du  Pape  à  Rome, 
déclare-t-il,  l'empereur,  «  dans  son  opinion 
intime,  le  condamnait.  Cette  conviction  s'é- 
tait formée  chez  lui  par  l'étude  de  la  politi- 
que de  Napoléon  I"  et  par  ses  souvenirs  de 
jeunesse,  alors  que,  parmi  les  insurgés  ita- 
liens de  1831,  il  prenait  part  à  la  révolution 
contre  le  Pape.  » 

Mais,  explique  le  prince  Napoléon,  lempe- 
reur  n'osait  abandonner  le  Pape,  «  par  crainte 
du  parti  clérical  que  son  entourage  lui  re- 


nOMF    A-T-ErXE    PERDU    L\    FRANCE  109 

présentait  comme  très  influent  ».  Les  vrais 
coupables,  ce  sont  donc  les  catholiques.  «  Que 
le  parti  clérical,  écrit  le  prince  Napoléon, 
ait  au  moins  le  courage  de  ses  opinions.  Au 
lieu  de  se  sentir  blessé  par  le  reproche  d'a- 
voir placé  le  pouvoir  temporel  au-dessus  des 
alliés  que  la  France  pouvait  avoir,  il  devrait 
s'en  glorifier,  et,  pour  être  conséquent,  dire: 
le  Pape  avant  tout,  même  avant  la  Patrie  !  » 
Et  le  prince  Napoléon  conclut  :  la  politique 
que  leparticlérical  a  imposée  à  Napoléon  III, 
«  est  la  cause  principale  de  nos  désastres,  et 
rhistoire  impartiale  dira  que  le  pouvoir  tem- 
porel des  papes  a  coûté  à  la  France  l'Alsace 
et  une  partie  de  la  Lorraine  ». 

On  voit  l'avantage  de  cette  thèse.  L'his- 
toire dit  avec  nous  que  ce  qui  nous  a  coûté 
l'Alsace  et  une  partie  de  la  Lorraine,  c'est 
la  politique  révolutionnaire  et  napoléonienne 
des  nationalités,  c'est  la  politique  révolution- 
naire et  démocratique  du  plébiscite  et  du  par- 
lementarisme. Le  fait  est  accablant  pour  l'Em- 
pire. Car  cette  politique,  ce  n'est  pas  une 


200  1870 

politique  de  hasard  ou  de  fantaisie,  c'est  une 
politique  qui  lient  aux  origines  et  à  l'essence 
mêmes  du  régime.  Quelle  chance,  pour  les 
partisans  de  ce  régime,  s'ils  peuvent  prou- 
ver que  non  seulement  le  désastre  n'est  pas 
dû  à  cette  politique  révolutionnaire,  mais 
encore  qu'il  est  dû  à  ceux  qui  ont  empêché 
cette  politique  d'être  poussée  jusqu'au  bout. 
«  Au  parti  clérical  »  I  pour  parler  comme  le 
prince  Napoléon.  Entendez  :  les  défenseurs 
du  pouvoir  temporel  et  les  tenants  de  la  po- 
litique d'équilibre  de  la  monarchie  capé- 
tienne. 

Leprince  Napoléonest  un  accusé  qui,  pour 
mieux  se  défendre,  prend  l'ofTensive.  Mais  il 
est  absolument  seul  dans  cette  attitude.  On 
ne  trouve  pas  un  seul  historien  sérieux  pour 
applaudir  à  la  politique  extérieure  de  Napo- 
léon III  et  pour  le  féliciter  d'avoir  unifié 
l'Italie  et  l'Allemagne.  Dans  le  livre  indiqué 
plus  haut,  Rome  ei  Napoléon  ///,  M.  Emile 
Bourgeois,  qui  est  l'auteur  de  la  seconde 
partie  qui  nous  intéresse  plus  particulière- 


ROME  A-T  ELLE  PERDU  LA  FRANCE      201 

ment  aujourd'hui,  approuve-t-il  ou  non  cette 
politique  ?  Il  m*a  été  impossible  de  m'en 
rendre  compte.  La  question  n'était  pourtant 
pas  indifférente. 

Mais  enfin,  même  en  reconnaissant  que  la 
constitution  du  royaume  d'Italie  fut  une 
grande  faute  de  la  part  de  Napoléon  III,  et 
la  cause  primordiale  de  notre  désastre,  on 
peut  faire  remarquer  qu'en  1868,  la  faute 
était  commise,  qu'il  n'y  avait  plus  à  y  revenir  ; 
qu'il  n'y  avait  plus  qu'un  moyen  de  chercher 
à  la  pallier,  c'était  d'obtenir  l'alliance  ita- 
lienne ;  que  donc,  même  si  l'on  condamne  la 
politique  des  nationalités  de  Napoléon  III, 
les  défenseurs  du  pouvoir  temporel  n'en  sont 
pas  moins  responsables,  à  un  certain  point 
de  vue,  du  désastre  de  1870,  par  l'isolement 
auquel  ils  nous  ont  réduits. 

C'est  cette  thèse  que  je  veux  considérer. 


Il  faut  distinguer  deux  périodes  dans  les 


lOi  1870 

pourparlers  entre  la  France,  l'Autriche  et 
l'Italie.  Un  premier  essai  d'alliance  fut  es- 
quissé en  1868,  1869.  Puis  les  négociations 
furent  interrompues.  Elles  furent  reprises 
en  1870. 

En  1868,  les  conversations  restèrent  dans 
le  vague.  En  1869,  elles  ne  se  précisèrent 
pas  encore  beaucoup.  «  L'empereur  cherchait 
des  alliances,  écrit  Albert  Sorel,  mais  il  les 
cherchait  mollement.  »  Une  lettre  de  Victor- 
Emmanuel  à  Napoléon  indique  bien  que 
l'Italie  ne  pourra  rien  conclure  tant  que  les 
troupes  françaises  occuperont  le  territoire 
romain.  Mais  si  on  avait  concédé  le  rappel 
des  troupes  françaises,  qu'est-ce  qui  aurait 
été  conclu  ?  Qui  peut  le  dire  ?  Aurait-il  été 
môme  conclu  quelque  chose  ?  Il  serait  bien 
audacieux  de  l'affirmer.  M.  E.  Bourgeois, 
qui  soutient  la  thèse  que  les  exigences 
«  cléricales  »  perdirent  la  France,  est  lui- 
même  obligé  d'écrire  :  «  Peul-êlre^  en  1869, 
le  rappel  des  troupes  françaises...  eût-il 
suffi  à  renouer  l'accord  entre  la  France  et 


ROME  A-T-ELLE  PERDU  LA  FRANCE      203 

ritalie  V  »  Voilà  un  «  peut-être  »  qui  est 
sage.  Et  môme  au  prix,  non  seulement  du 
rappel  de  nos  troupes,  mais  aussi  de  la  re- 
connaissance du  principe  de /lon-m/er^en/Zon, 
«  Falliance  se  fût-elle  solidement  nouée  ?  11 
est  permis  d*en  douter  »,  déclare  M.  de  La 
Gorce  *. 

Oui,  il  est  plus  que  permis  d'en  douter, 
surtout  lorsqu'on  considère  l'attitude  de 
l'Autriche,  attitude  à  laquelle  l'Italie  subor- 
donnait la  sienne.  «  L'Autriche,  écrit  M.  de 
La  Gorce,  par-dessus  tout  soucieuse  de  dimi- 
nuer les  risques,  s'offrait  et  se  refusait  tout 
à  la  fois.  Elle  voulait  une  alliance  qui  ne  la 
compromît  pas  trop,  une  alliance  défensive, 
c'est-à-dire  pour  le  maintien  de  la  paix.  Elle 
aspirait  à  conserver  la  faculté  de  demeurer 
neutre,  même  en  cas  de  guerre  franco-prus- 
sienne... Sûrement  il  fallait  entretenir  la 
Cour  des  Tuileries  dans  l'idée  d'une  alliance  : 


1 .  Rome  et  Napoléon  III,  p.  280. 

2.  Histoire  du  Second  Empire,  torae  VI,  p.  155, 


E04  1870 

autrement  la  France,  découragée  du  côté  de 
Vienne,  pourrait,  par  une  brusque  évolution, 
se  porter  vers  la  Prusse.  Mais  était-il  sage 
d'aller  jusqu'aux  accords  positifs  ?  La  plus 
grande  habileté  ne  serait-elle  pas  de  s'offrir 
sans  se  livrer,  de  faire  halte  sur  le  terrain 
un  peu  vague  des  quasi-assurances,  et  par- 
dessus tout  de  surseoir  aux  engagements 
écrits  *  ?  »  C'est  que,  aux  yeux  du  gouver- 
nement autrichien,  une  image  se  dressait, 
«  celle  de  la  défaite  possible  ;  ce  ne  serait 
plus  l'amoindrissement  comme  en  1866, 
mais  le  démembrement  "  ». 

Voilà  l'attitude  de  l'Autriche  suffisamment 
définie.  On  verra  cette  attitude  encore  mieux 
se  dévoiler  dans  les  pourparlers  de  1870.  L'Au- 
triche seraplus  ardente  quel'Italie'elle-même 
pour  faire  concéder  à  cette  dernière  ce  que 
celle-ci  réclame.  Ceci  parce  que  c'est  pour 
elle  un  moyen  de  tergiverser.    Eût-on  fait  à 


1.  Oavr.  cité,  p.  152  et  155. 
3. /(/.,  p.  151. 


ROME   A-T-ETXE   PEBDU  LA    FRANCE  205 

l'Italie  la  concession  demandée,  l'Autriche 
eût  trouvé  quelque  autre  échappatoire  pour 
éviter  que  ni  elle  ni  l'Italie  ne  s'engageassent 
d'une  façon  précise.  Le  contraire  est  bien  im- 
probable pour  qui  considère  impartialement 
cette  période  de  l'histoire  diplomatique. 

Ce  fut  une  grande  faute  de  la  part  de  Na- 
poléon 111  de  ne  pas  avoir  compris  cette  atti- 
tude de  l'Autriche.  11  crut  que  les  paroles 
qu'on  avait  échangées  ou  que  les  lettres  qu'on 
s'était  écrites  pouvaient  tenir  lieu  d'engage- 
ment, ou  plutôt  qu'elles  lui  permettaient  de 
conclure  un  engagement  quand  il  voudrait  ! 
C'est  ce  qui  lui  faisait  déclarer  au  général 
Lebrun,  en  novembre  1869:  «  Il  serait  permis 
de  considérer  l'alliance  de  l'Italie  comme  cer- 
taine, et  celle  de  l'Autriche  comme  assurée 
moralement,  sinon  activement'.»  Or,  ce  qui 
était  seul  réel,  c'est,  comme  le  dit  fort  bien 
M.  de  La  Gorce,  que  si  entre  Paris,  Florence 
et  Vienne,  il  avait  été  échangé  beaucoup  de 

1.  Souvenirs  du  général  Lebrun,  p.  59. 


206  1870 

paroles,  aucune  n'avait  force  obligatoire. 
«  Ces  paroles,  volontairement  équivoques, 
étaient  de  celles  qui,  en  cas  de  victoire,  s'ap- 
pellent engagements,  et,  en  cas  de  fortune 
mauvaise  ou  douteuse,  s'effaceront  pour  ja- 
mais *.  » 

C'est  bien  là  la  sorte  d'alliance  qui  conve- 
nait à  Vienne  et  Florence  de  conclure. 

Voyons  d'ailleurs  la  seule  proposition  un 
peu  précise  qu'on  nous  ait  faite.  Elle  est  de 
mars  1870,  quand  l'archiduc  Albert  vint  à 
Paris,  il  établit  un  plan  de  campagne  avec 
Napoléon  III,  dans  lequel  il  demandait, 
quoi?...  Six  semaines  aux  armées  autrichien- 
nes et  italiennes  pour  mobiliser.  Le  19  mai, 
l'Empereur  rassembla  en  un  conseil  le  maré- 
chal Lebœuf  et  les  généraux  Frossard,  Le- 
brun et  Jarras.  Il  leur  exposa  le  plan  pro- 
posé par  l'Autriche.  «  Quand  l'Empereur  se 
fut  tu,  écrit  M.  de  La  Gorce,  un  certain  em- 
barras prolongea  le  silence.  Que  resterait-il 

1.  Histoire  du  Second  Empire,  tomo  VI,  p.  157. 


ROME  À-T-ELLE  PERDU  LA  FRANCE      207 


du  projet  quand  on  aurait  éliminé  ce  qui  était 
rève  ou  illusion  !  Bientôt  les  objections  se  for- 
mulèrent. Le  plan,  superbe  à  coup  sûr,  exi- 
geait, pour  réussir,  deux  choses  :  une  ex- 
trême lenteur  de  la  part  de  la  Prusse  ;  une 
extrême  célérité  de  la  part  de  l'Autriche  et  de 
l'Italie.  A  consulter  l'expérience  des  temps 
passés  et  toutes  les  informations  du  temps 
présent,  ne  serait-ce  pas  à  Berlin  qu'on  irait 
vite,  à  Vienne  qu'on  procéderait  lentement  ? 
L'empressement,  déjà  un  peu  refroidi,  se 
changea  en  vraie  déception  quand  Napoléon 
ajouta  que  l'Autriche  demandait,  à  partir  des 
hostilités,  un  délai  de  six  semaines  pour  en- 
trer elle-même  en  campagne.  Cette  stipulation 
du  délai  parut  même  dissimuler  chez  notre 
prétendue  alliée  l'arrière-pensée  de  s'attacher 
à  nos  victoires,  de  se  dérober  à  notre  mau- 
vaise fortune...  Une  question  se  posait,  celle 
de  savoir  si  on  pourrait,  sans  alliés  et  à  dé- 
couvert, supporter,  pendant  six  semaines,  le 
choc  de  l'ennemi.  Deux  des  membres  du  con- 
seil, le  maréchal  Lebœuf  et  le  général  Fros- 


208  i870 

sard,  ayant  à  cœur  de  ne  point  abandonner 
un  plan  qui  avait  été  débattu  avec  l'Autriche 
et  que  le  souverain  patronnait,  on  se  mit  à 
étudier  les  cartes,  le  compas  à  la  main,  et  on 
rechercha  par  quelles  combinaisons  dila- 
toires on  laisserait  à  nos  alliés  le  temps  d'en- 
trer en  ligne.  Tous  les  efforts  furent  vains,  et 
la  conclusion  (dont  on  aurait  dû  se  souvenir 
deux  mois  plus  tard)  fut  que  l'armée  fran- 
çaise était  insuffisante  pour  luttera  elle  seule, 
pendant  six  semaines,  contre  toute  la  confé- 
dération de  l'Allemagne  du  Nord  *.  » 

En  juin,  l'Empereur  envoya  donc  le  géné- 
ral Lebrun  à  Vienne,  pour  demander  à  l'Au- 
triche un  projet  acceptable.  L'Autriche  per- 
sista à  exiger  un  délai  de  six  semaines  à 
partir  de  la  mobilisation  pour  entrer  en  cam- 
pagne. «  Comment  voulez-vous,  s'écria  le 
général  Lebrun,  que  nous  restions  près  de 
quatre  semaines  à  découvert,  tandis  que, 
sous  prétexte  de  préparatifs  à  achever,  vous 

1.  Ouvr.  cité,  p.  185. 


nOME  À-T-ELLE  PERDU  LA  FRANCE      209 

prolongerez  votre  état  de  neutralité  ?»  — 
«  Ainsi  s'exprimait,  écrit  M.  de  La  Gorce, 
l'aide  de  canip  impérial.  A  cette  objection 
qu'il  formulait  tout  haut  s'ajoutait  un  soup- 
çon  que  son  esprit  ne  parvenait  pas  à  chas- 
ser. Le  cabinet  de  Vienne,  en  ajournant  son 
action,  n'entretenait-il  pas  le  secret  dessein 
de  ne  se  décider  qu'après  la  victoire  *  ?  » 

Voilà  donc  ce  que  l'on  nous  a  proposé 
avant  la  guerre,  et  que  le  refus  d'abandonner 
Rome  aurait  fait  échouer,  à  supposer  que  ce 
refus  eût  été  vraiment  l'obstacle  à  une  en- 
tente :  un  plan  que  nos  chefs  militaires 
considéraient  comme  inacceptable  parce 
qu'il  permettait  à  nos  <»  alliés  »  de  ne  nous 
venir  en  aide  que  lorsque  nous  n'aurions 
plus  besoin  d'eux,  c'est-à-dire  dans  le  cas  où 
nous  serions  victorieux  ;  et  que  de  plus  il 
nous  laissait  dans  les  quatre  premières  se- 
maines, les  semaines  décisives,  à  nos  seules 
forces. 

1.  Ooyr.  ci7^,  p.  187, 

Montesquiou,  1870.  14 


21)  1870 

II 

1870 

Les  négociations  pour  obtenir  des  alliances 
reprirent  en  juillet-août  1870.  Voyons  si, 
alors  plus  que  dans  les  années  précédentes, 
la  question  romaine  a  eu  sur  nos  destinées 
cette  action  capitale  et  funeste  que  certains 
lui  attribuent. 

Le  3  juillet  éclate  TafTaire  HohenzoUern. 
Le  8  juillet,  notre  ministre  des  Affaires 
étrangères^  le  duc  de  Gramont,  télégraphie 
c^  Florence,  à  notre  envoyé,  M.  de  Malarei  : 
«  Si  l'obstination  de  la  Prusse  rend  la  guerre 
nécessaire,  la  France  compte  sur  Tappui  de 
l'Italie,  o  La  France  compte  !  Cependant,  à 
ce  moment,  pas  plus  avec  Tltalie  qu'avec 
l'Autriche,  la  France  n'avait  rien  conclu.  Et 
lorsque,  le  15  juillet,  le  duc  de  Gramont  ré- 
pondait au  président  de  la  Commission  des 
Crédits,  qui  demandait  si  nous  avions   des 


POVK  A-T-ELLE  PERDU  LA  FRANCE      211 


alliances  :  «  Si  j'ai  fait  attendre  la  commis- 
sion, c'est  que  j*avais  chez  moi,  au  ministère 
des  Affaires  étrangères,  l'ambassadeur 
d'Autriche  et  le  ministre  d'Italie.  J'espère 
que  la  commission  ne  m'en  demandera  pas 
davantage  »,  on  recommençait  alors  seule- 
ment à  «  causer  ». 

M.  E.  Bourgeois  déclare  :  «  Le  25  et  le 
26  juillet  furent  les  journées  critiques  où,  à 
Vienne  et  à  Paris,  le  sort  de  la  France  se  dé- 
cida diplomatiquement.  Avec  Sedan  et  la 
capitulation  de  l'armée  française,  ce  sont  les 
dates  les  plus  malheureuses  de  notre  his- 
toire *.  »  M.  Bourgeois  entend  par  là  qu'à 
cette  date  nous  pouvions  obtenir  l'alliance 
de  l'Italie  et  de  l'Autriche  au  prix  de  l'aban- 
don de  Rome  aux  troupes  italiennes,  et  que 
cette  alliance  sauvait  la  France.  Examinons 
ce  qui  en  est. 

Voyons  d'abord  ce  qui  nous  était  ofTert. 

Le  ministre  autrichien,  M.  de  Beust,  dans 

1.  Borne  et  Napoléon  III,  p.  287. 


212  1870 

une  lettre  au  prince  de  Metternich,  que  ce- 
lui-ci communiqua  au  duc  de  Gramont,  écri- 
vait le  20  juillet  :  «  Veuillez  répéter  à  Sa 
Majesté  et  à  ses  ministres  que,  fidèles  à  nos 
engagements,  tels  qu'ils  ont  été  consignés 
dans  les  lettres  échangées  entre  les  deux 
souverains,  nous  considérons  la  cause  de  la 
France  comme  la  nôtre,  et  que  nous  contri- 
buerons au  succès  de  ses  armes  dans  les 
limites  du  possible.  » 

Les  lettres  échangées  entre  les  souverains 
auxquelles  il  est  fait  ici  allusion,  ce  sont  les 
pourparlers  de  1869  qui  n'avaient  abouti  à 
rien  de  précis.  Un  seul  «  engagement  »  en 
était  sorti,  celui  de  ne  pas  s'entendre  avec 
une  puissance  tierce  à  l'insu  les  uns  des  au- 
tres. Voilà  seulement  à  quoi  l'Autriche  et 
l'Italie  étaient  tenues  envers  nous. 

11  est  vrai  que  l'Autriche  se  déclare  prêle 
à  nous  venir  en  aide  «  dans  les  limites  du 
possible  «.Voyons  ce  possible.  «  Ces  limites, 
déclare  la  lettre  du  20  juillet,  sont  détermi- 
nées d'une  part  par  nos  difficultés  inlérieu- 


ROME   AT- ELLE    PEJIDU    LA    FRANCE  Îft3 

« 

res,  d'autre  part  par  des  considérations  poli- 
tiques de  la  plus  haute  importance.  » 

Quelles  sont  les  difficultés  intérieures  ? 
«  Comme  je  Tai  toujours  fait  pressentir  dans 
nos  pourparlers  de  Tannée  dernière,  déclare 
M.  de  Beust,  nous  ne  pouvons  pas  oublier 
que  nos  dix  millions  d'Allemands  ne  voient, 
dans  la  guerre  actuelle,  non  pas  un  duel  entre 
la  France  et  la  Prusse,  mais  le  commence- 
ment d'une  lutte  nationale.  Nous  ne  pouvons 
pas  nous  dissimuler  non  plus  que  les  Hon- 
grois, tout  disposés  qu'ils  soient  à  s'imposer 
les  plus  grands  sacrifices  dès  qu'il  s'agit  de 
défendre  l'Empire  contre  la  Russie,  se  mon- 
treront plus  réservés  dès  qu'il  s'agira  de  dé- 
penser leur  sang  et  leur  argent  pour  recon- 
quérir à  l'Autriche  sa  position  en  Allemagne.  » 

Et  puis,  autre  chose  capitale  dont  M.  de 
Beust  ne  parle  pas  ici,  c'est  que  l'armée  au- 
trichienne n'est  nullement  prête  à  entrer  en 
campagne. 

Quelles  sont,  d'autre  part,  ces  «  considé- 
rations  politiques   de  la  plus  haute  impor- 


214  i870 

(ance  »  qui,  diaprés  M.  de  Beust,  imposent 
des  «  limites  »  à  l'intervention  autrichienne? 
C'est  l'attitude  menaçante  de  la  Russie.  La 
Russie  n'avait  guère  eu  à  se  louer  de  la  poli- 
tique du  second  Empire.  Aussi  quand  notre 
ambassadeur  à  Saint-Pétersbourg,  le  géné- 
ral Fleury,  dans  les  premiers  jours  de  juillet, 
vint  entretenir  le  prince  GortschakofT  de  l'in- 
cident Hohenzollern,  celui-ci  lui  répondit,  non 
sans  un  malin  plaisir,  qu'il  ne  pouvait  que 
se  désintéresser  de  cet  incident,  car,  déclara- 
t-il  en  substance,  il  n'y  a  pas  bien  longtemps, 
un  autre  prince  de  Hohenzollern  a  été  appelé 
à  régner  sur  la  Roumanie.  (C'est  Napoléon  III 
qui  avait  été  l'instigateur  de  cette  candida- 
ture). «  Or,  remarquait  GortsckakofT,  la  Rus- 
sie a  alors  protesté,  et  nos  protestations  sont 
restées  sans  écho.  »  N'était-il  pas  de  bonne 
guerre  de  trouver  naturel  qu'il  en  fût  de 
môme  à  son  tour  pour  la  France  ? 

Cependant,  après  l'envoi  de  ce  trait, 
GortschakofT  nous  tendait  la  perche.  Il  insi- 
nuait  que  l'attitude  de  la   Russie   pourrait 


ROME  A-T-ELLE  PERDU  LA  FRANCE      2{5 

changer,  si  la  France  voulait  bien  donner 
«  sur  le  terrain  d'Orient  des  gages  de  son 
esprit  conciliant.  »  C'est  la  révision  du  traité 
de  Paris,  quant  à  la  neutralisation  de  la  mer 
Noire,  que  la  Russie  désirait.  Mais  les  ins- 
tructions de  notre  ambassadeur,  «  loin  de 
lui  laisser  cette  latitude,  lui  recommandaient 
de  garder  le  silence  sur  la  question  d'Orient  » . 
(P.  de  LaGorce.) 

Ce  que  la  Russie  n'obtint  pas  à  Paris,  elle 
l'obtint  à  Berlin.  «  La  Prusse  promit 
(9  août  1870)  à  la  Russie  ses  bons  offices,  en 
vue  d'une  révision  du  traité  de  Paris,  la  Rus- 
sie promit  de  prendre  part  au  conflit  dans  ia 
même  mesure  que  l'Autriche...  î/\iitriche 
fut  avertie  en  conséquence  que  la  Russie 
croirait  devoir  armer  dans  la  môme  propor- 
tion, au  moins,  qu'on  le  ferait  à  Vienne.  » 
(A.  Sorel.)  Et  Sorel  ajoute  :  «  Les  arrange- 
ments conclus  avec  TAutriche  obligeaient 
r Italie  à  ne  rien  faire  à  l'insu  de  cette  puis- 
sance. Les  négociations  d'une  alliance  avec 
l'Italie  se  trouvèrent  dès  lors  liées  entière- 


!iSiÔ  1870 

ment  aux  négociations  d'une  alliance  avec 
l'Autriche.  C'est  ainsi  que  les  empêchements 
qui  arrêtaient  la  cour  de  Vienne  pesaient  in- 
directement sur  l'Italie.  On  voit  ici  toute  l'é- 
tendue des  services  que  la  Russie  rendit  à  la 
Prusse*.  M 

C'est  ce  qui  permet  à  M.  Welschinger  de  dé- 
clarer que,  quitte  à  «  mécontenter  l'Angle- 
terre au  prix  de  la  rupture  du  traité  de  Paris 
(ce  qui  devait  d'ailleurs  avoir  lieu  quelques 
mois  plus  tard)  »,  il  fallait  «  obtenir  à  ce  prix 
l'alliance  russe  qui  nous  était  depuis  long- 
temps offerte,  alliance  qui  eût,  sinon  empê- 
ché la  guerre,  du  moins  singulièrement  for- 
tifié nos  positions  et  assuré  par  surcroît 
Talliance  autrichienne  ».  —  «  Voilà,  ajoute 
M. Welschinger", ce  qu'il  faut  reprochera  la 
diplomatie  impériale,  et  c'est  ce  que  ne  di- 
sent pas  ceux  qui  font  tout  remonter  à  la 


1.  Histoire  diplomatique  de  U  guerre  franco-alU* 
mandcy  tome  I,  p.  232. 

2.  La  guerre  de  1870,  tome  I,  p.  231. 


HOME  À-T-ELLE  PERDU  LA  FRANCE      217 

question  romaine.  Telle  est  cependant  la 
faute  grave,  la  faute  maîtresse.  » 

Quoi  qu'il  en  soit,  dans  sa  lettre  du  20  juil- 
let, M.  de  Beust  met  en  avant  les  menaces 
de  la  Russie  pour  ne  pas  s'engager  d'une  fa- 
çon trop  compromettante  avec  la  France.  Il 
écrit  :  «  Nous  croyons  savoir  que  la  Russie 
persévère  dans  son  alliance,  au  point  que, 
dans  certaines  éventualités,  l'intervention  des 
armées  moscovites  doit  être  envisagée  non 
pas  comme  probable,  mais  comme  certaine. 
Parmi  ces  éventualités,  celle  qui  nous  con- 
cerne nous  préoccupe  nécessairement  le  plus. 
Mais,  si  nous  admettons  cette  préoccupation 
avec  toute  la  franchise  qu'on  se  doit  entre 
bons  alliés,  nous  pensons  que  l'empereur 
Napoléon  nous  rendra  cette  justice  de  ne  pas 
nous  taxer  d'un  étroit  égoïsme  :  nous  pen- 
sons à  lui  autant  qu'à  nous. 

«  L'intérêt  de  la  France  n'ordonne-t-il  pas 
comme  le  nôtre  d'empêcher  que  le  jeu,  en- 
gagé à  deux,  ne  se  complique  trop  prompte- 
ment  ?  Or,  nous  croyons  savoir  que  notre  en- 


218  1870 

trée  en  campagne  amènerait  sur  le  champ 
celle  de  la  Russie  qui  nous  menace  non  seu- 
lement en  Galicie,  mais  sur  le  Pruth  et  le 
le  Bas-Danube.  Neutraliser  la  Russie,  rame- 
ner jusqu'au  temps  où  la  saison  avancée  ne 
lui  permettrait  plus  de  songer  à  concentrer 
ses  troupes,  éviter  tout  ce  qui  pourrait  lui 
donner  de  Tombrage  ou  lui  fournir  un  pré- 
texte d'entrer  en  lice  :  voilà  ce  qui  doit,  pour 
le  moment,  être  le  but  ostensible  de  notre  po- 
litique. » 

Finalement,  que  nous  proposait  FAutriche? 
Une  neulralilé armée.  «  Dans  ces  circonstan- 
ces, le  mot  de  neulralilé  que  nous  ne  pronon- 
çons pas  sans  regret  nous  est  imposé  par  une 
nécessité  impérieuse  et  par  une  appréciation 
logique  de  nos  intérêts  solidaires.  Mais  cette 
neutralité  n'est  qu'un  moyen,  le  moyen  de 
nous  rapprocher  du  but  véritable  de  notre  po- 
litique, le  seul  moyen  de  compléter  nos  ar- 
mements sans  nous  exposer  à  une  attaque 
soudaine,  soit  de  la  Prusse,  soit  de  la  Russie, 
avant  d'ôtre  en  mesure  de  nous  défendre.  » 


ROME  A-T-ELLE  PERDU  LÀ  FRANCE      219 

Ajoutons  que  c'était  surtout  le  moyen  de 
voir  venir  les  événements  pour  pouvoir, 
comme  le  dit  très  bien  M.  Welschinger,  «  mo- 
difier son  attitude,  suivant  que  la  victoire  se 
porterait  de  tel  ou  tel  côté  ». 

D«'ins  cette  même  lettre,  M.  de  Beust  dé- 
clarait que  l'Autriche  ne  pourrait  s'entendre 
avec  l'Italie  pour  cette  «  neutralité  armée  » 
que  dans  le  cas  où,  non  seulement,  la  France 
rappellerait  ses  troupes  des  Etats  pontificaux, 
mais  encore  livrerait  ces  Etats  à  la  discrétion 
des  Italiens.  «  Jamais,  écrivait-il,  nous  n'au- 
rons les  Italiens  avec  nous  de  cœur  et  d'âme, 
si  nous  ne  leur  retirons  pas  leur  épine  ro- 
maine. » 

Les  jours  suivants,  l'Italie,  de  son  côté, 
marqua  qu'elle  était  prête  k  lier  partie  avec 
l'Autriche  et  à  conclure  avec  celle-ci  «  un 
traité  de  neutralité  armée  »,  à  la  condition 
également  que  les  troupes  françaises  quitte- 
raient Rome  et  que  la  France  laisserait  l'Ita- 
lie solutionnera  son  gré  la  question  romaine. 

Le  gouvernement  français  consentit  au  rap- 


220  1870 

pel  de  ses  troupes,  mais  refusa  d'aller  au 
delà.  C'est  là-dessus  que  certains  se  sont 
écriés  que  la  défense  du  pouvoir  temporel 
avait  perdu  la  France. 

Or,  en  donnant  sur  cette  question  satisfac- 
tion à  ritalie  et  à  l'Autriche,  qu'eût-on  ob- 
tenu ?  Nous  venons  de  le  voir  :  une  «  neutra- 
lité armée  »  de  la  part  de  ces  deux  pays.  Le 
texte  du  projet  n'a  jamais  été  livré  à  la  publi- 
cité. M.  E.  Bourgeois  déclare  qu'on  peut  néan- 
moins le  reconstituer  d'après  les  discussions 
auxquelles  le  document  adonné  lieu.  «  Le  pro- 
jet, écrit-il*,  était  formé,  le  matin  du  26  juillet, 
de  sept  articles.  Les  articles  1  et  2  conte- 
naient une  déclaration  commune  de  neutra- 
lité armée,  avec  garantie  réciproque  des  ter- 
ritoires. L'article  3  stipulait,  comme  le  traité 
proposé  en  1869,  que  les  deux  puissances  s'en- 
gageraient réciproquement  à  concerter  tou- 
tes leurs  démarches  ultérieures  ;  l'article  4, 
qu'une  de  ces  démarches  pourrait  être  l'of- 

1.  Voir  Rome  et  Napoléon  III. 


ROME  A-T-ELLE  PERDU  LA  FRANCE      221 

fre  commune  d'une  médiation  à  la  France  et 
à  la  Prusse.  L'article  5  prévoyait,  pour  le  cas 
où  cette  médiation  serait  refusée,  la  mise  sur 
pied,  la  plus  rapide  possible  :  aussilôl  que 
faire  se  pourra^  des  armées  italiennes  et  au- 
trichiennes, et  l'article  6,  enfin,  l'étude  si- 
multanée, après  le  rejet  de  cette  médiation, 
des  combinaisons  et  des  plans  de  campagne. 
L'article  7  était  relatif  à  la  question  romaine, 
dont  le  règlement  était  indiqué  d'une  façon 
vague  :  «  pour  la  satisfaction  de  l'Italie  et  la 
protection  du  Pape.  » 

Mise  sur  pied,  aussilôl  que  faire  se  pourra^ 
des  armées  autrichiennes  et  italiennes.  C'est- 
à-dire  quand  ?  On  nous  l'avait  spécifié  des 
deux  côtés  :  pas  avant  le  courant  de  septem- 
bre. Or,  en  septembre,  où  étaient  nos  armées  ? 
L'une  avait  été  faite  prisonnière  à  Sedan, 
l'autre  était  enfermée  dans  Metz.  L'Autriche 
et  l'Italie  eussent-elles  alors  jugé  opportun 
de  marcher  contre  l'Allemagne  ?  Je  donnerai 
plus  loin  les  raisons  qui  font  conclure  par  la 
négative  !  Je  rappellerai  seulement  ici  ce  que 


222  1870 

le  ministre  des  AfTaires  étrangères  italien, 
M.  Visconti-Venosta,  répondait  à  notre  en- 
voyé qui  faisait  appel  à  Tamitié  de  l'Italie,  au 
nom  des  services  rendus  par  la  France  :  «  Eh  ! 
oui,  eh  !  oui,  amitié,  certes.  Mais  quand  un 
de  nos  amis  se  jette  par  la  fenêtre,  sans  nous 
prévenir,  ce  n'est  pas  une  raison  pour  qu'on 
saute  après  lui  et  se  casse  le  cou,  sans  chance 
de  le  sauver.  » 


J'ai  exposé  ce  que  l'Autriche  et  l'Italie 
avaient  proposé,  le  26  juillet  1870,  à  la  France, 
au  prix  de  l'abandon  de  Rome  aux  Italiens  : 
un  traité  de  neutralité  armée  entre  l'Autriche 
et  l'Italie  ;  une  offre  de  médiation  ^  la  France 
et  la  Prusse.  Dans  le  cas  du  rejet  de  la  mé- 
diation par  la  Prusse,  une  mise  sur  pied  des 
armées  italiennes  et  autrichiennes  «  aussitôt 
que  faire  se  pourra  »,  c'est-à-dire  au  plus  tôt 
pour  le  courant  de  septembre  ! 

Or,  après  qu'une  de  nos  armées  avait  été 


ROME  A-T-ELLE  PERDU  LA  FRANCE      223 

faite  prisonnière  à  Sedan,  lorsque  l'autre 
était  enfermée  à  Metz,  TAutriche  et  l'Italie 
eussent-elles  jugé  prudent  de  marcher  contre 
l'Allemagne?  Tout  dans  leur  attitude  oblige 
à  répondre  par  un  non  très  catégorique. 

Je  l'ai  montré,  avec  les  historiens  qui  ont  le 
plus  impartialement  traité  cette  question,  la 
préoccupation  dominante  de  l'Italie  et  encore 
plus  de  l'Autriche  avait  été  de  ne  pas  s'en- 
gager formellement  avant  de  savoir  en  faveur 
de  qui  la  victoire  se  déclarerait.  Gomme  écrit 
Albert  Sorel,  Italie  et  Autriche  «  entendaient 
participer  aux  avantages  sans  s'exposer  à  de 
trop  grands  hasards  ».  Exiger  six  semaines 
pour  faire  les  préparatifs  militaires  nécessai- 
res, c'était  se  permettre  de  voir  venir  les  évé- 
nements. Après  nos  premières  défaites  du 
commencement  d'août,  c'était  tout  vu.  L'Au- 
triche et  l'Italie  étaient  dès  lors  bien  décidées 
à  ne  plus  sortir  de  leur  neutralité. 

Mais,  objectera-t-on  peut-être,  si,  en  juillet 
1870,  la  France  avait  donné  satisfaction  à 
l'Italie,  sur  la  question  romaine,  il  est  pos- 


2if4  1870 

sible  que  le  traité,  resté  à  Tétai  de  projet,  eût 
été  alors  signé.  Et  puis?  Qu'est-ce  que  cela 
eût  changé  à  Tordre  des  choses  ?  Le  duc  de 
Gramont  va  nous  le  dire.  Si  un  traité  d'al- 
liance avait  été  signé  (le  duc  de  Gramont 
prétend  qu'il  eût  suffi  pour  cela  qu'en  août 
les  troupes  françaises  eussent  pu  tenir  quel- 
ques jours  de  plus  sans  être  battues),  «  cela 
n'eût  pas  changé  grand'chose  à  la  situation, 
avoue-t-il,  mais  cela  eût  obligé  nos  alliés  à 
déchirer  un  traité  conclu  au  lieu  de  n'avoir  à 
répudier  qu'un  traité  convenu.  »  Voilà  un  bel 
avantage,  n'est-il  pas  vrai  ? 

Et  encore  fais-je  abstraction  de  ce  qu'Al- 
bert Sorel  croit  pouvoir  avancer,  c'est  qu'au 
traité  qui  nous  avait  été  proposé,  «  il  y  avait 
une  condition  expresse,  c'est  que  la  France 
serait  entrée  dans  l'Allemagne  du  Sud  »  *. 
Que  l'Autriche  et  l'Italie  ne  s'engageaient 
donc  «  à  soutenir  la  France  qu'au  cas  où  Tar- 

1.  Histoire  diplomatique  de  la  guerre  franco^MlU" 
mande t  tome  I,  p.  240. 


nOME  À-T-ELLE  PERDU  LA  FRANCE      225 


mée  française  prendrait  l'offensive  et  par- 
viendrait à  tenir  avec  avantage  la  campagne 
jusqu'au  15  septembre  '.  » 

Peu  importe,  d'ailleurs,  que  cette  condi- 
tion ait  été  ou  non  formellement  exprimée. 
C'est  bien  à  elle,  on  n'en  saurait  douter,  que 
dans  tous  les  cas  l'Autriche  et  l'Italie  subor- 
donnaient l'exécution  des  engagements  qui 
nous  avaient  été  offerts. 

Peut-on  leur  en  vouloir  ?  J'ai  déjà  cité  la 
remarque  de  M.  Visconti-Venosta  :  «  Quand 
un  de  nos  amis  se  jette  par  la  fenêtre,  sans 
nous  prévenir,  ce  n'est  pas  une  raison  pour 
qu'on  saute  après  lui  et  se  casse  le  cou,  sans 
chance  de  le  sauver.  »  On  ne  peut  s'empê- 
cher de  trouver  que  la  remarque  est  de  bon 
sens.  Les  armées  italiennes  et  autrichiennes 
n'étaient  nullement  prêtes  alors  à  se  mesurer 
avec  les  armées  prussiennes.  L'Autriche 
nous  en  avait  averti,  pour  ce  qui  la  concer- 
nait, en  juin  1870,  quand  le  général  Lebrun 

1.  Onvr.  cité,  p.  246. 
Montesquieu,  1870.  15 


220  1S70 

avait  été  envoyé  en  mission  à  Vienne.  Fran- 
çois-Joseph ne  nous  avait  pas  caché  qu'il 
voulait  la  paix,  parce  qu'il  n'était  pas  en  état 
de  soutenir  la  guerre.  En  définitive,  en  juil- 
let 1870,  «  TAutriche,  écrit  Albert  Sorel, 
n'était  ni  résolue  à  l'action,  ni  capable  d'agir. 
Bn  proclamant  immédiatement  son  alliance, 
dit  un  écrivain  militaire  très  bien  informe^ 
(Metz),  elle  courait  un  réel  danger;  la  Prusse 
pouvait,  grâce  à  la  rapidité  de  sa  mobilisa- 
tion, porter  sur  elle  les  premiers  coups, 
avant  qu'elle  fût  en  état  de  résister,  séparée 
de  nous  par  plus  de  deux  cents  lieues  d'un 
territoire  ennemi.  La  Russie  pouvait  atta-. 
quer  à  Timproviste.  Tout  commandait  donc 
à  l'Autiiche  la  réserve  et  la  prudence  *  ». 

«  Si  l'Autriche,  écrit  de  son  côté  M.  Wels- 
chinger,  n'avait  ni  les  ressources  financières 
ni  les  effectifs  suffisants  pour  entrer  immé- 
diatement en  campagne,  que  dire  de  l'Italie? 
L'effectif  de  l'armée  italienne  avait  été  réduit 

1.  Oavr.  cité,  p.  233. 


ROME  AT -ELLE  PERDU  LA  FRANCE      227 

à  cent  trente  mille  hommes.  11  lui  fallait  au 
moins  six  semaines  pour  se  préparer  à  une 
action  quelconque,  puisque  le  27  juillet  1870, 
Visconti-Venosta  sera  amené  à  dire  lui-même 
à  Sir  Pajet  :  «  L'Italie  est  désarmée  au  delà 
de  toute  limite.  »  Et  le  18  septembre  1870, 
Crispi  écrira  à  Philippe,  préfet  de  la  Haute- 
Savoie,  que  les  Italiens  ne  seraient  pas  capa- 
bles d'envoyer  «  cinquante  hommes  au  delà 
des  Alpes.  Nous  pourrions  soutenir  une 
guerre  défensive  chez  nous,  mais  nous  ne 
pourrions  faire  une  guerre  offensive  '.  » 

«  Comment  a-t-on  pu  dire  après  cela,  ajoute 
M.  Welschinger,  que,  le  24  juillet,  le  conseil 
des  ministres  et  Tempereur  François-Joseph 
étaient  prêts  à  conclure  la  triple  alliance  ?  Il 
suffit  de  relire  les  dépêches  officielles  pour 
découvrir  tout  le  contraire.  Du  6  au  20  juil- 
let, il  n'est  question  que  du  désir  de  ne  pas 
s'immiscer  dans  le  conflit  franco-prussien, 
de  garder  l'attitude  passive  de  la  neutralité, 

1.  La  guerre  de  1870,  tome  I,  p.  206. 


228  1870 

et  s'il  faut  sortir  de  cette  attitude,  de  n'agir 
qu'en  vue  de  la  conciliation  et  de  la  paix.  La 
circulaire  de  Beust  à  ses  agents,  le  20  juil- 
let, constate  que  Tunique  préoccupation  de 
TAutriche  a  été  le  maintien  de  la  paix,  et  que 
maintenant  la  neutralité  lui  est  commandée 
avec  le  devoir  de  veiller  à  sa  sécurité  et  à  ses 
intérêts,  de  résister  à  toute  pression  et  à 
tout  entraînement  irréfléchi  et  de  ne  pas  de- 
venir le  jouet  des  événements.  Il  est  vrai  que, 
le  26  juillet,  Victor-Emmanuel  informe  Na- 
poléon III  que  l'Autriche  propose  un  traité 
préalable  de  neutralité  armée  entre  l'Autri- 
che et  l'Italie,  «  ce  qui,  dit-il,  faciliterait,  en 
cas  d'événement,  notre  concours  dans  cette 
triple  alliance  ».  Mais  ce  ne  sont  là,  encore 
une  fois,  que  les  promesses  vagues  d'un 
traité  qui  permettrait  de  se  mettre  en  mou- 
vement dans  l'avenir,  c'est-à-dire  dans  plu- 
sieurs mois,  quand  la  guerre  entre  la  France 
et  la  Prusse  aurait  déjà  décidé  du  sort  de 
l'une  ou  de  l'autre  de  ces  deux  puissances. 
Les  armements  promis,  la  sommation  éven- 


ROME  A-T-ELLE  PERDU  LA  FRANCE      229 

tuelle  à  la  Prusse  de  maintenir  le  slalu  quo 
en  Allemagne,  l'entrée  en  campagne  de  corps 
autrichiens  et  italiens,  tout  cela  était  falla- 
cieux et  éphémère  *.  » 

Et  M.  Welschinger  conclut  :  «  Est-il  vrai 
que  ce  dilemme  :  «  Sauver  la  France  en  per- 
dant Rome,  ou  perdre  la  France  en  sauvant 
Rome  »,  se  soit  alors  posé  réellement  ?  Non. 
L'abandon  complet  de  Rome  n'eût  pas  sauvé 
la  France,  puisque  ni  l'Italie,  ni  l'Autriche 
n'étaient,  à  cette  époque,  en  état  de  lui  venir 
matériellement  et  efficacement  en  aide.  Les 
documents  authentiques  sont  là  pour  attester 
cette  vérité  dont  on  se  garde  de  parler. 
Faut-il  redire  encore  une  fois  que  l'Autriche 
avait  déclaré  «  qu'il  ne  lui  serait  pas  possi- 
ble d'entrer  en  campagne  avant  la  fin  de  sep- 
tembre »  et  que  l'Italie  n'était  pas  prête  ?  A 
quoi  donc  auraient  servi  des  traités  d'al- 
liance qui  auraient  laissé,  pendant  cinq  se- 
maines  au   moins,    la   France   toute   seule 

1    Onvr.  cité,  p.  213. 


230  1870 

devant  un  ennemi  supérieur  en  forces  *  ?  » 
La  vérité  est  que  les  forces  autrichiennes 
et  italiennes  seraient  venues  former  un  ap- 
point pour  nous  si  elles  avaient  vu  la  balance 
pencher  en  notre  faveur.  Dès  lors  que  nous 
étions  vaincus,  dès  les  premières  rencontres, 
avec  comme  sans  traité,  nous  ne  pouvions 
plus  espérer  aucun  secours. 

La  victoire  !  c'est  bien  là-dessus,  d'ailleurs, 
que  le  gouvernement  français  comptait  pour 
avoir  des  alliés.  Il  faut  relire  à  ce  propos  le 
récit  que  fait  Rothan  de  son  entrevue  avec 
notre  ministre  des  Affaires  étrangères  :  «  Le 
duc  de  Gramont  ne  me  reçut  que  le  surlen- 
demain, le  23  juillet.  Je  le  trouvai  superbe 
dans  ses  allures,  hautain  dans  ses  apprécia- 
tions. Il  croyait  à  la  vertu  des  mitrailleuses  ; 
elles  paraissaient  être,  à  ce  moment,  le  der- 
nier mot  de  sa  science  diplomatique.  Il  voyait 
la  Prusse  écrasée,  implorant  la  paix,  et  l'Eu- 
rope émerveillée,  sollicitant  nos  bonnes  grâ- 

1.  Oavn  cité,  p.  218. 


ROME  A-T-ELLE  PERDU  LA  FRANCE      231 

ces,  si  bien  qu'il  dédaignait  les  alliances  : 
Nous  aurons  après  nos  victoires^  me  disait-il, 
plus  d'alliés  que  nous  n^en  voudrons.  Il 
entendait  avoir  ses  coudées  franches  au  mo- 
ment de  la  paix.  Il  en  était  à  se  féliciter  de 
révolution  de  la  Bavière  et  du  Wurtemberg. 
«  Vous  aviez  tort  de  croire,  disait-il  à  M.  de 
Saint-Vallier,  que  nous  souhaitions  la  neu- 
tralité des  royaumes  du  Sud,  nous  n'en  vou- 
lons pas,  elle  gênerait  nos  opérations  mili- 
taires, il  nous  faut  les  plaines  du  Palatinat 
pour  développer  nos  armées  *.  » 

Nous  ne  sommes  évidemment  pas  là  de- 
vant quelqu'un  dont  l'esprit  serait  torturé 
par  ce  dilemme  que  certains  prétendent  qui 
se  serait  posé  alors  :  «  Qui  vais-je  sacrifier  ? 
Le  Pape  à  la  France,  ou  la  France  au  Pape  ?  » 
Non,  l'image  qui  se  présentait  aux  yeux  de 
nos  diplomates  était  moins  poignante  :  «  Nous 
partons  en  guerre.  Nous  sommes  victorieux. 

1.  L'Allemagne  et  l'Italie,  par  G.  Rotbao,  tome  II, 
p.  40. 


232  i870 

Nos  premières  victoires  entraînent  à  notre 
suite  l'Autriche  et  l'Italie.  L'Autriche  qui 
trouve  une  occasion  de  venger  sa  défaite  de 
1866.  L'Italie,  une  occasion  de  payer  à  la 
France  sa  dette  de  reconnaissance.  » 

Parfait,  mais  il  eût  fallu  pour  cela  prépa- 
rer la  victoire,  ce  que  le  gouvernement  impé- 
rial avait  négligé  de  faire.  Comme  dit  Sorel, 
«  les  stratégistes  avaient  compté  sur  les 
alliances  pour  organiser  la  victoire,  les  diplo- 
mates comptaient  sur  la  victoire  pour  orga- 
niser les  alliances  ».  Voilà  le  vrai  dilemme 
qui  s'est  posé  :  sans  alliés,  pas  de  victoire  ; 
sans  victoire  préalable,  pas  d'alliés.  Or,  ce 
dilemme  était  insoluble.  On  ne  pouvait  que 
tâcher  de  l'écarter  en  essayant  d'éviter  ou  de 
retarder  la  guerre.  Et  c'est  ce  que  notre 
diplomatie  ne  fit  pas,  puisqu'elle  fit  tout  le 
contraire. 


DEUXIÈME   PARTIE 


CHAPITRE   PREMIER 

LE  PARLEMENT  PRUSSIEN 
CONTRE    L'ARMÉE    (1860-1866)»' 

En  exposant  les  causes  politiques  du  dé- 
sastre de  1870,  je  n'ai  jusqu'à  présent  envi- 
sagé que  les  événements  de  France.  Il  nous 
faut  maintenant  passer  la  frontière.  Alors 
qu'en  1870  la  France  ne  se  trouvait  prête  à 
la  lutte,  ni  au  point  de  vue  militaire,  ni  au 

1.  Les  détails  de  cette  période  de  l'histoire  de  la 
Prusse  sont  empruntés  principalement  aux  deux  volu- 
mes (édition  française  par  E.  Jaeglé)  des  Pensées  et 
souvenirs  de  Bismarck,  à  Bismarck  et  sa  famille,  par 
Robert  de  Keudell,  et  au  second  valnme  de  fiismarck 
et  son  temps,  par  Paul  Matter. 


234  1870 

point  de  vue  des  alliances,  elle  a  trouvé 
devant  elle  un  peuple  qui  s'était,  au  con- 
traire, admirablement  préparé  à  la  guerre: 
voilà  aussi  une  cause  de  notre  désastre.  Or 
d'où  émanait  cette  cause?  D'où  venait  cette 
différence  entre  ce  peuple  et  nous  ?  Ce  peu- 
ple était-il  militariste  ?  Avait-il  compris  qu'il 
importait  de  se  préparer?  Avait-il  consenti  les 
sacrifices  nécessaires  à  cette  préparation  ? 
Non,  rien  de  tout  cela.  Aussi  bien  qu'en 
France,  le  parlement,  les  électeurs  en  Prusse 
se  sont  prononcés  contre  toute  réforme  de 
l'armée.  Seulement  en  Prusse,  il  s'est  trouvé 
un  gouvernement  digne  de  ce  nom.  Gouver- 
ner, c'est  diriger.  En  France,  l'autorité  a  en 
quelque  sorte  abdiqué.  Elle  a  abandonné  no- 
tre beau  navire  au  courant  de  l'opinion.  Rien 
d'étonnant  à  ce  que  le  voyage  ait  mal  fini. 


En  1857,  par  suite  de  la  maladie  de  Fré- 
déric-Guillaume IV,    celui  qui   devait  être 


LE    PARLEMENT    PRUSSIE.N    CONTRE    l'ARMÉE      235 

'  'uillaume  1*'  avait  été  chargé  de  la  régence. 
La  situation  de  la  Prusse,  l'état  de  TAllema- 
f^ne,  les  luttes  futures  qu'il  prévoyait,  lui  en- 
joignaient de  réformer  son  armée.  Aussi,  en 
février  18G0,  fait-il  déposer  à  la  Chambre, 
par  son  ministre  de  la  Guerre,  M.  de  Roon, 
un  projet  de  réorganisation  militaire.  C'est 
le  point  de  départ  d'un  conflit  entre  le  gou- 
vernement et  le  Parlement  qui  durera  jus- 
•  ju'en  1866,  jusqu'à  Sadowa.  Mais,  pour  bien 
comprendre  ce  conflit,  il  faut  dire  tout  d'a- 
bord un  mot  delà  constitution  politique  prus- 
sienne d'alors. 

Cette  constitution  date  de  1848.  Les  mi- 
nistres ne  dépendent  que  du  roi.  Le  pouvoir 
législatif  est  attribué  également  au  roi  et  aux 
deux  Chambres.  Ces  Chambres  sont  :  la  Cham- 
bre des  seigneurs,  composée  de  60  membres 
nommés  par  le  roi  et  de  180  élus  parmi  lea 
personnes  possédant  un  certain  revenu  oq 
certaines  distinctions  ;  la  Chambre  des  dépu- 
tés ou  Landtag,  dont  les  élections  se  font  à 
deux  degrés. 


230  1870 

Donc,  en  février  1860,  Roon  présente  de- 
vant la  Chambre  des  députés  un  projet  de 
réorganisation  militaire.  Ce  projet  prévoyait 
entre  autres  la  création  de  plus  de  cinquante 
régiments  nouveaux.  Pour  cet  accroisse- 
ment du  contingent  une  somme  annuelle  de 
neuf  millions  et  demi  de  thalers  était  néces- 
saire. Devant  l'opposition  de  la  commission 
et  du  parlement,  Roon  retire  son  projet. 

Mais  ce  retrait  n'est  qu'une  ruse  de  guerre. 
Roon  compte  bien  arriver  à  ses  fins,  mais 
par  des  voies  détournées.  Il  fait  réclamer  en 
effet,  par  son  collègue  des  finances,  les  mil- 
lions dont  il  a  besoin.  Cette  demande  est  pré- 
sentée comme  une  demande  faite  une  fois 
pour  toutes,  pour  «  compléter  les  mesures 
nécessaires  au  perfectionnement  de  l'état  de 
mobilisation  »,  bref,  comme  un  crédit  ex- 
traordinaire qu'il  n'y  aura  pas  à  renouveler. 
Sous  cette  forme  le  crédit  est  accordé.  C'est 
tout  ce  que  Roon  souhaitait.  Une  fois  les  mil- 
lions en  mains,  il  crée  les  nouveaux  régi- 
ments qu'il  avait  en  vain  réclamés  à  laCham- 


LE    PARLEMENT    PRUSSIEN    CONTRE    L*ARMÉE      237 


l»re.  C'est  bien.  La  Chambre  est  jouée  pour 
rette  année-là.  Mais  les  années  qui  suivront, 
quel  argent  pourra  être  affecté  à  ces  nouveaux 
régiments?  On  verra  !  Le  principal,  pour  l'ins- 
tant, était  de  faire  la  réforme.  Or,  il  n'y  avait 
pas  d'autre  moyen  de  la  faire.  Parlant  de  la 
ruse  employée  par  Roon,  un  des  familiers 
de  Bismarck,  Robert  de  Keudell,  écrit  en 
effet  :  «  Sans  cet  habile  artifice,  il  est  proba- 
ble qu'on  n'eût  pu  exécuter,  vu  l'état  de  l'o- 
pinion publique,  la  réforme  indispensable  en 
vue  de  la  lutte  suprême,  dont  l'Allemagne 
devait  être  le  prix.  » 

Devant  l'emploi  que  Roon  fait  du  crédit 
accordé,  les  parlementaires  ne  peuvent  pas 
ne  pas  s'apercevoir  qu'ils  sont  joués  :  «  Nous 
sommes  dupés,  s'écrient-ils  ;  au  lieu  des  or- 
ganisations provisoires,  pour  lesquelles  on  a 
voté  l'argent,  on  en  a  créé  d'immuables.  Cette 
mesure  produira  d'intolérables  augmenta- 
tions d'impôts.  »  La  réponse  des  électeurs 
ne  se  fait  pas  attendre.  Dans  deux  ballotta- 
ges, à  la  place  de  ÛDéraux-modcrés,  ce  sont 


^38  1870 

deux  chefs  de  rextrôme-gauche  qui  passent. 

En  janvier  1861,  Frédéric-Guillaume  IV 
meurt.  Guillaume  I*'  monte  sur  le  trône.  La 
Chambre  doit  être  renouvelée  en  automne. 
Un  parti  se  forme  qui  réclame  :  réduction  du 
contingent,  service  de  deux  ans,  diminution 
des  impôts,  etc.  Gomme  de  raison  c'est  ce 
parti  qui  triomphe.  Il  ne  reste  plus  à  la  Cham- 
bre que  vingt-cinq  conservateurs. 

En  janvier  1862,  le  ministère  présente  à  la 
Chambre  un  budget  où  figurent  les  crédits 
nécessaires  à  Tentretien  des  nouTeaux  régi- 
ments. La  Chambre  n'eût  certes  pas  voté  ces 
crédits.  Bien  loin,  en  efTet,  d'accepter  une 
augmentation  des  charges  militaires,  elle  ré- 
clame le  service  de  deux  ans.  Mais  le  bud- 
get ne  vient  pas  en  discussion.  Un  député 
propose,  en  effet,  que  le  budget  soit  voté 
par  chapitres  spéciaux.  C'était  pour  pouvoir 
mieux  éplucher  le  budget  de  la  guerre.  Le 
ministère  refuse.  La  proposition  néanmoins 
est  votée.  Le  ministère  donne  alors  sa  démis- 
sion. Tous  les  ministres  libéraux  se  retirent 


LE    PARLEMENT  PRUSSIEN    CONTRE    L*AnMf.E      239 

et  le  roi  les  remplace  par  des  conservateurs. 
La  Chambre  est  dissoute  le  11  mars.  * 

Aux  élections  de  mai,  les  conservateurs 
sont  réduits  à  onze.  Aucun  des  membres  du 
cabinet  n*est  élu. 

Le  budget  de  1862  n'était  toujours  pas 
voté.  Le  gouvernement  présente  donc  à  la 
fois  les  budgets  de  1862  et  1863  où  figurent 
toujours  les  fameux  crédits  qui  se  trouvaient 
d'ailleurs  en  grande  partie  déjà  engagés.  Le 
23  septembre,  par  273  voix  contre  68,  la  Cham- 
bre les  raye  du  budget.  Le  budget  ainsi  mu- 
tilé est  approuvé  par  308  voix  contre  11. 

Le  vote  était  prévu  par  le  gouvernement. 
Aussi,  les  jours  précédents,  le  roi  avait-il 
pensé  à  abdiquer.  La  réorganisation  de  l'ar- 
mée lui  paraissait  indispensable  pour  le  salut 
de  son  pays.  Or  il  se  heurtait  à  l'hostilité 
inébranlable,  contre  cette  réorganisation,  des 
électeurs  et  du  Parlement. 

Mais,  avant  de  prendre  une  si  grave  déci- 
sion, Guillaume  I"  veut  encore  faire  une  ten- 
tative, et  il  aDDclle  Bismarck,  dont  il  avait 


240  1870 

été  à  même  de  juger  la  fermeté  de  caractère 
dans  différentes  missions  qu'il  lui  avait  con- 
fiées. Bismarck  arrive  à  Berlin  le  20  septem- 
bre, est  reçu  par  le  roi  le  22.  Dans  ses  Pen- 
sées el  Souvenirs  *  il  raconte  ainsi  son  entre- 
vue :  «  La  silualion  ne  ni  appariai  clairemenl 
que  lorsque  Sa  Majesté  l'eut  à  peu  près  préci- 
sée^ dans  les  termes  suivants  :  «  Je  ne  veux  pas 
gouverner,  si  je  ne  suis  pas  en  état  de  le  faire 
comme  je  peux  en  répondre  devant  Dieu,  de- 
vant ma  conscience  et  devant  mes  sujets.  Or, 
je  ne  le  puis  pas,  si  je  dois  gouverner  d'*iprès 
la  volonté  de  la  majorité  actuelle  du  Landtag, 
et  je  ne  trouve  plus  de  ministres  qui  soient 
disposés  à  diriger  mon  gouvernement  sans 
se  soumettre,  eux  et  moi,  à  la  majorité  par- 
lementaire. Aussi  me  suis-je  décidé  à  aban- 
donner le  pouvoir  et  j'ai  déjà  préparé  mon  acte 
d'abdication  motivé  par  les  raisons  que  j'ai 
indiquées.  »  ...S'a  Majesté  conclut  en  répé- 
tant qu'elle  ne  pouvait  gouverner  sans  des  mi- 
nistres capables  de  faire  prédominer  ses  vues, 

1.  Tome  I,  p.  338  à  310. 


Le    t^Ahi.r.sitsisi    PRUSSIEN   CONTRE   l'aAMÉE      241 

Je  répliquai  que  Sa  Majesté  savait  déjà 
îepuis  le  mois  de  mai  que  j^ étais  prêt  à  en- 
trer dans  le  ministère  ;  j'étais  certain  que 
Roon  avec  moi  resterait  auprès  de  luiy  et  je 
ne  doutais  pas  qu'on  ne  réussit  à  compléter 
le  cabinet  dans  le  cas  où  d'autres  membres 
seraient  amenés  à  se  retirer  par  suite  de  ma 
nomination.  Après  que  nous  eûmes  débattu 
cette  question  et  pesé  le  pour  et  le  contre,  le 
roi  me  demanda  si  j'étais  prêt  à  soutenir, 
comme  ministre^  la  réorganisation  de  l'ar- 
mée et,  sur  mon  affirmation,  il  me  posa  cette 
seconde  question  :  si  je  le  ferais  même  contre 
la  majorité  du  Landtag  et  ses  décisions  ?  Sur 
ma  promesse,  il  déclara  finalement  :  «  Alors 
c'est  mon  devoir  de  tenter  avec  vous  la  con- 
tinuation de  la  lutte  et  je  n'abdique  pas.  » 

Dans  la  conversation  qui  suivit,  le  roi  mon- 
tra à  Bismarck  un  programme  qui  «  remplis- 
sait huit  pages  in-folio  »,  envisageait  toutes 
les  éventualités  de  la  politique  et  entrait  dans 
une  foule  de  détails.  Bismarck  amène  le  roi 
à  brûler  ce  programme  :  «  Je  réussis  à  lui 

Montesquiou,  1870.  16 


242  1870 

persuader,  écrit-il,  qu'il  ne  s'agissait  pas 
pour  lui  de  choisir  entre  un  système  conser- 
vateur ou  libéral,  mais  entre  un  gouverne- 
ment monarchique  et  le  régime  parlementaire^ 
et  qu'il  fallait  écarter  ce  dernier  à  tout  prix, 
et  même  par  une  période  de  dictature.  Je 
dis  :  «  Dans  cette  situation,  même  si  Votre 
«  Majesté  devait  me  commander  des  choses 
«  que  je  n'estimerais  pas  opportunes,  je  lui 
«  exposerais  franchement  mon  opinion; mais 
«  si,  finalement,  elle  persistait  dans  la  sienne, 
«  j'aimerais  mieux  périr  avec  le  roi  que  d'à- 
«  bandonner  Votre  Majesté  dans  la  lutte  con- 
«  tre  le  parlementarisme.  » 

Ceci,  comme  nous  l'avons  dit,  se  passait 
le  22  septembre.  Le  23,  c'était  le  rejet,  dont 
nous  avons  parlé,  des  crédits  militaires  par 
la  Chambre.  Le  môme  jour  était  publiée  la 
nomination  de  Bismarck  comme  ministre 
d'Etat  et  président  intérimaire  du  cabinet. 

La  lutte  contre  les  parlementaires  sur  la 
question  de  Tarmée  allait  se  faire  encore 
plus  ardente.  Elle  devait  se  terminer  en  1866 


LE    PARLEMENT    PRUSSIEN    CONTRE   L*ARMÉE      243 

par  la  victoire  de  Bismarck,  de  la  monarchie 
'^t  de  la  nation  prussienne. 

Bismarck  conlre  le  Parlement 

Donc  le  23  septembre  1862,  en  réponse  au 
vote  de  la  Chambre  refusant  les  crédits  né- 
cessaires à  Tarmée  par  308  voix  contre  11, 
le  roi  nomme  Bismarck  ministre  d'État  et 
président  intérimaire  du  cabinet. 

Le  10  octobre  1862,  la  Chambre  des  sei- 
gneurs repousse  le  budget  mutilé,  voté  par 
le  Landtag,  et  adopte  celui  présenté  par  le 
ministère.  11  en  sera  ainsi  pendant  quatre 
ans.  La  Chambre  des  députés  retranchera  du 
budget  les  millions  nécessaires  à  Tentretien 
des  nouveaux  régiments.  La  Chambre  des 
seigneurs  les  rétablira.  Bismarck  prélèvera 
les  impôts  comme  si  le  budget  était  réguliè- 
rement voté.  Il  contestera  d'ailleurs  qu'agir 
ainsi  est  violer  la  Constitution.  Sa  thèse  est 
celle-ci  :   d'après  la  Constitution,   pour  le 


2U  1870 

vote  du  budget,  comme  pour  toute  loi,  il 
faut  l'accord  du  roi  et  des  deux  Chambres. 
Si  cet  accord  est  impossible  à  établir,  que 
prescrit  la  Constitution  ?  Elle  est  muette  sur 
ce  point.  Il  n'y  a  donc  qu'un  moyen  d'empê- 
cher la  machine  gouvernementale  de  s'arrê- 
ter, c'est  de  gouverner  avec  le  dernier  bud- 
get voté  régulièrement.  Bismarck  parlait 
ainsi  parce  que  dans  ce  dernier  budget  figu- 
raient les  crédits  militaires  dont  il  avait  be- 
soin. Comme  je  l'ai  exposé  précédemment, 
ces  crédits  avaient  été,  en  effet,  votés  par 
surprise  en  1860  et  comme  crédits  extraor- 
dinaires. Avec  sa  thèse,  Bismarck  les  a 
ainsi,  malgré  la  Chambre,  maintenus  dans 
le  budget  pendant  toute  la  période  du  conflit 
entre  le  gouvernement  et  le  Parlement. 

Cette  thèse,  le  roi  la  résuma  dans  un  dis- 
cours prononcé  le  2  janvier  1863.  Il  dit  : 
«  La  Chambre  des  députés  a  fait  usage  de 
son  droit  et  réduit  te  budget,  La  Chambre 
dna  seigneurs  a  fait  usage  de  son  droit  et  re^ 
poussé  en  bloc  le  budget  réduit.  Que  prescrit 


LE    PARLEMENT    PRUSSIEN    CONTRE   L'ARMÉE      245 

la  Constitution  en  pareil  cas  ?  Rien  !  Puisque^ 
comme  je  fai  montré  plus  haut^  la  Chambre 
des  députés  a  usé  de  son  droit  pour  anéantir 
l'armée  et  le  paijs^  il  m'a  fallu,  à  cause  de  ce 
((  Rien  »  suppléer  à  la  lacune  et  en  bon  père 
de  famille  continuer  à  diriger  la  maison, 
quitte  à  rendre  les  comptes  plus  tard,  » 


Nommé  ministre  le  23  septembre  1862, 
Bismarck  se  présente  pour  la  première  fois 
à  la  Chambre  le  29  du  même  mois.  Le  len- 
demain, la  Chambre  approuve  une  résolution, 
manifestement  dirigée  contre  le  nouveau  mi- 
nistre et  ainsi  libellée  :  «  11  est  contraire  à 
la  Constitution  que  le  gouvernement  du  roi 
ordonne  une  dépense  qui  a  été  rejetée  défini- 
tivement et  expressément  par  la  Chambre 
des  députés.  »  Au  cours  de  la  discussion 
avec  la  commission  du  budget,  Bismarck 
prononça  une  phrase  qui  eut  un  grand  re- 
tentissement : 


2V0  1870 

«  U unité  de  V Allemagne,  déclara-t-il,  ne 
sera  pas  obtenue  par  des parlolles  parlemen- 
taires^ mais  par  le  fer  et  le  sang.  »  Roon  lui- 
môme  trouva  ces  paroles  imprudentes  et  fut 
mécontent.  Guillaume  I"  était  en  voyage 
avec  la  reine  et  le  prince  Frédéric-Guil- 
laume, tous  deux  alors  hostiles  à  Bismarck. 
Inquiet  de  l'effet  que  son  discours  a  pu  pro- 
duire sur  le  roi,  Bismarck  va  l'attendre  dans 
une  petite  gare  et  monte  dans  son  wagon  au 
passage  du  train.  Dans  ses  Pensées  el 
Souvenirs  \  Bismarck  raconte  ainsi  son  en- 
trevue :  «  J*eus  quelque  peine  à  découvrir  le 
wagon  où  le  roi  se  trouvait  seul  dans  un  sim- 
pie  compartiment  de  première  classe.  Encore 
sous  r impression  de  f  entrevue  avec  sa  femme, 
il  était  complètement  déprimé,  et  lorsque  je 
lui  demandai  la  permission  de  lui  exposer  ce 
qui  s'était  passé  pendant  son  absence^  il  mUn^ 
terrompit  en  disant  :  «  Je  prévois  parfaite- 
ment comment  tout  cela  unira.  Là-bas,  place 

1.  Tome  I,  p.  358  à  360. 


LE    PARLEMENT    PRl'SSIEN  CONTRE    L'aRMÉR       247 

de  rOpéra,  sous  mes  fenêtres,  on  vous  cou- 
pera la  tête  à  vous,  et  un  peu  plus  tard  à 
moi.  »  Je  devi  aiy  comme  cela  me  fui  plus 
lard  confirmé  par  des  lémoins,  que,  pendant 
les  huil  jours  de  son  séjour  à  Baden,  on 
Vavail  Iravaillé  avec  les  variations  sur  le 
thème  Polignac,  Slrafford,  Louis  XVL Lors- 
qu'il se  tut,  je  répondis  ce  simple  mot  :  «  Et 
après,  Sire  ?  —  Eh  bien,  après,  mais  nous 
serons  morts  !  »  répliqua  le  roi.  «  Oui,  re- 
pris-je,  après  nous  serons  morts,  mais  il 
nous  faut  bien  mourir  tôt  ou  tard,  et  pou- 
vons-nous périr  d'une  manière  plus  digne  ? 
Moi-même  je  mourrai  luttant  pour  la  cause 
de  mon  roi,  et  Votre  Majesté  en  scellant  de 
son  sang  ses  droits  royaux  à  lui  conférés 
par  Dieu  ;  que  ce  soit  sur  Véchafaud  ou 
sur  le  champ  de  bataille,  cela  ne  changera 
rien  à  ce  fait  honorable  que  nous  aurons  ris- 
qué glorieusement  notre  vie  et  notre  personne 
pour  défendre  les  droits  octroyés  par  la 
grâce  de  Dieu.  Votre  Majesté  ne  doit  pas 
penser  à  Louis  XVI  ;  il  a  vécu  et  il  est  mort 


2^8  1870 

en  montrant  de  la  faiblesse^  et  ce  n'est  pas 
une  [belle  figure  dans  rhisloire.  Mais  Char- 
les /"  ne  restera-t'il  pas  toujours  une  au- 
guste figure  héroïque,  lorsque,  après  avoir 
tiré  répéepour  son  droit  et  perdu  la  bataille, 
il  resta  inflexible,  scellant  de  son  sang  l'idée 
quil  avait  de  ses  droits  royaux?  Votre  Ma- 
jesté est  dans  la  nécessité  de  lutter.  Vous  ne 
pouvez  pas  capituler,  vous  devez  vous  oppo- 
ser à  la  violence  qui  vous  est  faite,  dût  votre 
personne  être  en  danger. 

Plus  je  parlais  dans  ce  sens,  continue 
Bismarck,  plus  le  roi  s'animait  et  entrait 
d'esprit  dans  le  rôle  de  l'officier  combattant 
pour  la  monarchie  et  la  patrie.  Il  offraity 
développé  au  plus  haut  degré,  le  type  idéal 
de  V officier  prussien  :  dans  le  service  il  mar^ 
che  à  une  mort  certaine,  sans  regrets,  sans 
crainte,,,  ;  par  contre,  quand  il  doit  agir 
sous  sa  propre  responsabilité,  il  redoute  les 
critiques  de  son  supérieur  et  du  monde  plus 
que  la  mort.,.  Jusqu'ici  le  roi  s'était  borné  à 
se  demander  pendant  son  voijage  s'il  pour- 


LE   PARLE-NfENT    PRUSSIEN   CONTRE   i/aRMÉE      249 

rail,  dans  la  voie  où  il  s'engageail  avec  moi^ 
affronler  la  crilique  supérieure  de  sa  femme 
et  Vopinion  publique  en  Prusse,  Mainle- 
nanl...  il  redevenait  avant  tout  militaire  et 
envisageait  sa  situation  comme  étant  celle 
dun  officier  chargé  de  défendre  jusqu'à  la 
mort  le  poste  qui  lui  est  assigné^  advienne 
que  pourra.  Il  se  trouvait  ainsi  remis  dans 
la  voie  qui  répondait  à  toutes  ses  habitudes 
d'esprit  et  en  quelques  minutes  il  retrouva 
l'assurance  qu'on  lui  avait  fait  perdre  à  Ba- 
de n  et  même  sa  gaité,  » 


* 


Le  7 octobre  1862,  les  députés,  par251  voix 
contre  36,  votèrent  un  ordre  du  jour  procla- 
mant à  nouveau  l'illégalité  des  dépenses  non 
autorisées  par  la  Chambre.  Le  lendemain,  le 
roi  répondait  en  nommant  définitivement 
Bismarck  président  du  Conseil  et  ministre 
des  Affaires  étrangères.  Ce  môme  jour, 
comme  je  Tai  dit,  la  Chambre  des  seigneurs 
approuvait  le  budget  présenté  par  le  gouver- 


250  1870 

nement.  Grande  efTervescence  à  la  Chambre. 
A  l'unanimité,  le  13  octobre,  les  députés  dé- 
clarent le  vote  de  la  Chambre  des  seigneurs 
«  nul  et  non  avenu  ».  Aussitôt  Bismarck 
prononce  la  clôture  de  la  session.  Dans  le 
message  de  clôture  il  déclare  entre  autres 
que  le  gouvernement  «  se  rendrait  coupable 
d'une  grave  méconnaissance  de  ses  devoirs, 
s'il  voulait  revenir  sur  la  transformation  de 
l'organisation  militaire,  opérée  en  vertu  de 
crédits  votés  antérieurement  par  la  repré- 
sentation nationale  ». 

Les  Chambres  se  réunirent  à  nouveau  le 
14  janvier  1863.  Le  président  du  Landtag 
donna  connaissance  à  ses  collègues  de 
194  pétitions  signées  de  plus  de  deux  cent 
mille  électeurs  approuvant  l'attitude  de  la 
Chambre.  Une  adresse  fut  envoyée  au  roi, 
où  il  était  dit  :  «  La  dernière  session  a  été 
close  sans  que  le  budget  de  1862  ail  été  ré- 
gulièrement établi  et  voté.  Le  projet  de  bud- 
get pour  1863  a  été  retiré^  et  r invitation 
adressée  au  gouvernement  de  le  présenter  en 


LE   PARLEMENT    PRUSSIEN    CONTRE    l'ARMÉE      251 

lemps  opportun  es!  demeurée  sans  résultai. 
Cependant,  le  ministre  n'a  pas  craint  de  dis- 
poser  des  fonds  publics  pour  des  dépenses 
non  autorisées  par  la  Chambre  ou  même  ex 
pressément  interdites  par  elle.  Il aainsi porté 
atteinte  à  ce  qui  est  regardé,  dans  toutes  les 
monarchies  constitutionnelles,  comme  le  droit 
le  plus  essentiel  de  la  représentation  natio- 
nale... Vos  ministres  ont  violé  la  Constitu- 
tion, etc..  w 

Dans  la  discussion,  Bismarck  affirma  : 
«  Par  cette  adresse,  sommation  est  faite  à  la 
maison  de  Hohenzollern  de  transférer  ses 
droits  constitutionnels  à  la  majorité  de  cette 
Chambre...  La  royauté  prussienne  n'a  pas 
encore  rempli  sa  mission,  elle  n'est  pas  en- 
core à  point  pour  former  la  parure  pure- 
ment ornementale  de  votre  édifice  constitu- 
tionnel, pas  encore  mûre  pour  être  insérée 
comme  un  corps  mort  dans  le  mécanisme  du 
régime  parlementaire.  » 

En  février,  la  Chambre  dèclarr  les  minis- 
tres responsables  dans  leur  pern^nne  et  leur 


252  1870 

fortune,  des  dépenses  anticonstitutionnelles. 
Ceci  vise,  camme  de  raison,  Bismarck.  On 
conseille  à  celui-ci  de  faire  passer  sa  fortune 
sur  la  tête  de  son  frère.  Il  refuse.  «  Cette 
cession,  dit-il,  aurait  donné  l'impression  de 
la  peur  et  de  préoccupations  d'argent,  ce 
qui  me  répugnait.  »  Et  puis,  Bismarck  avait 
confiance  en  son  roi.  11  y  avait,  il  est  vrai, 
l'éventualité  d'un  changement  de  souverain. 
Et  dans  ce  cas,  Bismarck  l'avoue,  une  confis- 
cation «  n'était  pas  du  tout  impossible  ». 

Le  8  février,  le  ministre  de  la  Guerre  Roon 
dépose  un  projet  de  réorganisation  de  l'ar- 
mée, que  la  commission  de  la  Chambre  re- 
jette. Après  des  débats  qui  n'aboutissent  pas, 
la  session  est  close  le  27  mai.  Les  Chambres 
sont  dissoutes  en  septembre  sans  s'être  à 
nouveau  réunies.  Les  élections  d'octobre  ne 
donnèrent  que  38  députés  au  ministère.  Pe- 
tit progrès,  néanmoins,  puisqu'il  n'y  avait 
que  1 1  députés  gouvernementaux  auparavant. 

Sur  ces  entrefaites,  par  la  mort  du  roi  de 
Danemark  se  pose  la  question  des  duchés  de 


LK    PARLEMENT    PRUSSIEN    CONTRE    l'aRMÉE       253 

Schleswig  et  de  Holstein.  Le  gouvernement 
prussien  prévoit  qu'il  va  avoir  à  intervenir. 
11  demande  donc  en  décembre,  à  la  Chambre, 
un  crédit  de  neuf  millions  de  thalerspour  les 
préparatifs  militaires.  Ils  lui  seront  refusés. 
Bismarck  en  a  encore  pour  pli^s  de  deux  ans 
de  lutte  avec  le  Parlement. 

Bismarck  triomphe  du  Parlement 

Nous  sommes  en  décembre  1863.  Le  gou- 
vernement prévoyant  qu'il  va  avoir  à  interve- 
nir dans  la  question  des  duchés  de  Schlesw^ig 
et  de  Holstein,  dépose,  comme  je  viens  de  le 
dire,  une  demande  de  crédits  de  neuf  millions 
de  thalers  nécessaires  aux  préparatifs  mili- 
taires. Cette  demande  vint  en  discussion  en 
janvier  1864.  Devant  la  commission  du  bud- 
get, Bismarck  affirme  que  si  les  crédits  sont 
refusés,  le  gouvernement  «  devra  les  pren- 
dre où  il  les  trouvera  ».  Ce  qui  n'est  pas 
sans  indigner  la  commission,  hostile  aux 
crédits,  et  qui  propose  à  la  Chambre  de  les 


25i  1870 

rejeter.  Dans  son  discours,  Bismarck  déclare, 
entre  autres  :  «  Lorsque  je  suis  arrivé  au 
poste  que  j'occupe,  j*ai  conçu  l'espérance 
que  je  pourrais  trouver  chez  d'autres,  comme 
en  moi,  une  disposition  à  sacrifier  dans  toute 
circonstance  l'opinion  de  parti  aux  intérêts 
généraux  du  pays.  » 

— ...  Mais  je  dois  reconnaître  à  présent 
que  je  me  suis  trompé,  ajoute  Bismarck.  A 
une  attaque  du  comte  Schwerin  il  répond  : 
«  U orateur  qui  m'a  précédé  attribue  au  gou- 
vernement comme  mobile  de  sa  façon  d'agir, 
la  veur  de  la  démocratie,..  Je  crois  que  mon- 
sieur  r orateur  me  connaît  depuis  assez  long- 
temps pour  savoir  que  je  ne  connais  pas  la 
crainte  de  la  démocratie,,.  Je  ne  crains  pas 
cet  adversaire,  je  compte  le  vaincre;  je  crois 
que  vous  devez  avoir  déjà  une  sorte  de  pres^ 
sentiment  de  ma  victoire,  —  Quand  on 
veut  gagner  votre  confiance,  dit  encore  Bis- 
marck, il  faut  se  livrer  à  vous  d'une  façon 
absolue.  Celte  soumission  n'est  pas  permise 
à  des  ministres  du  roi  de  Prusse.  Nous  ne 


LE    PARLfc.Mc.M     i-hi  :%.'>ir..S    CONTRE    l'aRMÉë      255 

serions  plus  des  minisires  du  roi^  nous  se- 
rions des  minisires  du  parlemenl,  nous  se- 
rions vos  minisires,  et  nous  n^en  viendrons 
pas  là,  f  y  comple  bien,,.  Vos  procédés  sont 
contraires  non  seulement  à  la  Conslilulion, 
mais  aussi  aux  traditions  et  à  r histoire  ; 
vous  vous  mettez  en  contradiction  avec  l'es- 
prit du  peuple  de  Prusse,  Cet  esprit' est 
absolument  monarchique,  Dieu  merci!  et  il 
restera  monarchique,  malgré  vos  lumières, 
que  je  nommerai  la  confusion  des  idées.,, 
I  ous  placez  le  point  de  vue  du  parti  au-des- 
sus des  intérêts  de  la  patrie.  Vous  dites  :  la 
Prusse  existe  selon  nos  idées,  sinon  elle  pé- 
rira... Si  le  peuple  prussien  sentait  comme 
vous,  il  faudrait  dire  tout  uniment  que  VElal 
prussien  se  survit  à  lui-même,  et  que  le  temps 
est  venu  pour  lui  de  céder  la  place  à  d'autres 
créations  historiques.  Mais  nous  n*en  sommes 
jias  encore  là  !  »  Rappelant  alors  un  mot  du  ^ 
roi  Frédéric-Guillaume  P'  affirmant  :  «  J'éta- 
blis la  souveraineté  comme  un  rocher  de 
bronze  »,  Bismarck  conclut  :  «  Ce  rocher  de 


256  1870 

bronze  est  encore  solide  aujourd'hui  ;  il 
forme  le  fondement  de  V  histoire  delà  Prusse^ 
de  la  gloire  de  la  Prusse,  de  la  Prusse 
grande  puissance  et  de  la  monarchie  consti- 
tutionnelle. Ce  rocher  de  bronze,  vous  ne  le 
parviendrez  pas  à  rébranler,  ni  par  votre 
union  nationale,  ni  par  votre  motion  d'au- 
jourd'hui, ni  par  votre  liberum  veto!  » 

Ce  même  jour  (22  janvier),  par  275  voix 
contre  51,  la  Chambre  refuse  les  crédits  mi- 
litaires. Le  25  janvier,  elle  déclare  inconsti- 
tutionnel le  budget  voté  par  la  Chambre  des 
seigneurs,  et  qui  était  celui  proposé  par  le 
gouvernement.  De  plus,  elle  refuse  de  mettre 
même  en  délibération  le  projet  de  loi  sur 
l'armée  présenté  par  le  ministre  delà  Guerre. 
Aussitôt,  Bismarck,  en  réponse,  prononce  la 
clôture  de  la  session. 

Quelques  jours  plus  tard,  c'est  la  mobili- 
sation et  la  guerre  contre  le  Danemark,  qui 
se  termine  par  un  armistice  signé  le  2  août. 
Mais  les  résultats  de  cette  guerre,  heureux 
pour  la  Prusse,  ne  désarment  pas  le  Parle- 


LE    PARLEMENT    PRUSSIEN   CONTRE   L'ARMÉE      257 

ment.  En  février  1865,  les  députés  repous- 
sent par  258  voix  contre  33  le  projet  de  loi 
de  réforme  de  l'armée  qui  leur  est  présenté, 
et  qui  était  d'ailleurs  identique  à  celui  qu'ils 
vaient  rejeté  l'année  précédente.  Les  millions 
nécessaires  à  l'entretien  des  nouveaux  régi- 
ments sont  encore  une  fois  retranchés  du 
budget.  Des  crédits  extraordinaires  deman- 
dés pour  la  marine  sont  refusés.  Le  13  juin, 
la  Chambre  déclare  illégales  les  dépenses 
occasionnées  par  la  guerre  danoise  et  que  le 
gouvernement  avait  engagées  sans  son  assen- 
timent. 

S'appuyant  sur  son  roi  et  sur  la  Chambre 
des  seigneurs,  Bismarck  continue  à  ne  pas 
tenir  compte  des  votes  de  la  Chambre  des 
députés.  Le  17  juin,  il  clôt  la  session. 

Le  Parlement  se  réunit  à  nouveau,  le 
15  janvier  1866.  Le  fameux  budget,  cause 
primordiale  du  conflit,  est  déposé  par  le  gou- 
vernement, le  19  janvier.  La  Chambre  se  met 
à  le  discuter  et  s'apprête  comme  de  raison  à 
le  repousser,  comme  elle  l'a  fait  les  années 

Montesquiou.  1870.  17 


258  1870 

précédentes.  Bismarck  trouve  inutile  d'atten- 
dre ce  vote  de  rejet  et,  prenant  les  devants, 
il  clôt  la  session  le  22  février.  Le  7  mai,  Bis- 
marck échappe  à  un  attentat.  Deux  jours 
après,  le  roi  dissout  la  Chambre  des  députés. 

Les  nouvelles  élections  se  firent  le  3  juil- 
let, le  jour  môme  de  la  bataille  de  Sadowa. 
Le  ministère  fut  encore  mis  en  minorité.  Mais 
c'était  une  minorité  importante,  en  compa- 
raison des  scrutins  précédents,  puisqu'une 
centaine  de  députés  gouvernementaux  furent 
élus.  Si  les  élections  avaient  eu  lieu  quelques 
jours  plus  tard,  les  nouvelles  de  la  victoire 
sur  FAutriche  une  fois  connues,  c'eût  été  la 
victoire  sur  le  terrain  électoral  également 
assurée.  Quand,  en  effet,  le  roi  et  Bismarck 
rentrèrent  le  4  août,  à  Berlin,  ils  furent  reçus 
en  triomphateurs  qu'ils  étaient. 

Le  lendemain,  le  roi  ouvrit  la  session  par- 
lementaire. Son  message  invitait  à  une  ré- 
conciliation entre  la  Chambre  et  la  Couronne. 
«  Dans  les  dernières  années^  tj  élaiî-U  dil^  le 
budget  n'a  pu  être  fixé  d'accord  avec  la  re- 


LE    PARLEMENT    PRUSSIEN    CONTRE    l'aRMÉE      259 

présenialion  nationale.  Les  dépenses  publi- 
ques faites  pendant  cette  période  manquent 
donc  de  base  légale...  Si  mon  gouvernement 
a  néanmoins  géré  les  affaires  de  l'Etat,  il  ne 
Va  fait  qu  après  un  examen  scrupuleux  et 
dans  la  conviction  que  le  maintien  de  Vadmi- 
nistration,  de  l'armée  et  des  inslilutions  pu- 
bliques était  une  nécessité  d'existence  pour  la 
monarchie...  J*ai  confiance  que  les  derniers 
événements  contribueront  à  amener  une  en- 
tente pour  laquelle  il  est  indispensable  que  le 
bill  d'indemnité  demandé  à  la  représentation 
du  pays^  pour  la  gestion  sans  budget  légal^ 
soit  accordé  volontiers.   » 

Les  débats  sur  le  bill  s'engagèrent  au  com- 
mencement de  septembre.  Dans  son  discours, 
Bismarck  déclara  :  «  Dans  les  dernières  an- 
nées, nous  avons,  des  deux  côtés,  défendu 
notre  point  de  vue  avec  plus  ou  moins  d*â- 
preté  ou  de  bienveillance  ;  personne  n'a  réussi 
à  convaincre  l'autre.  Chacunacru  bien  faire, 
en  agissant  comme  il  l'a  fait.  Même  en  ma- 
tière d'affaires  étrangères,  une  paix  se  con- 


260  1870 

clurail  malaisément^  si  Von  exigeait^  comme 
condilion  préalable,  que  Vune  des  parties 
avouai  d'avance  :  je  le  reconnais  maintenant^ 
j*ai  mal  agi. 

«  Nous  souhaitons  l'apaisement,  non  parce 
que  nous  sommes  hors  de  combat;  au  con- 
traire, le  courant  nous  serait  plus  favorable 
qu'il  y  a  quelques  années;  pas  non  plus  pour 
esquiver  une  accusation  dans  l'avenir;  car  je 
ne  crois  pas  qu'on  nous  accuse,  je  ne  crois 
pas  que,  si  cela  se  fait,  on  nous  condamne. 
On  a  fait  beaucoup  de  reproches  au  minis- 
tère, mais  celui  de  la  timidité  serait  nouveau. 
Nous  désirons  la  paix  parce  que  le  pays  en 
a  besoin,  en  ce  moment  plus  qu'auparavant, 
parce  que  nous  espérons  la  trouver  mainte- 
nant  ;  nous  l'aurions  cherchée  plus  tôt,  st 
nous  avions  espéré  la  trouver  plus  tôt,  » 

Le  ton  contrastait  avec  le  cri  de  guerre 
jeté  au  parlement,  dans  les  années  précéden- 
tes. Aussi  déplut-il  à  Textrème-droite.  Mais 
Bismarck  était  moins  intransigeant  que  cer- 
tains de  ses  partisans,  comme  cela  arrive 


LE   PARLEMENT   PRUSSIEN   CONTRE   l'àRMÉE      261 

d'ailleurs  souvent.  Bismarck  voulait  attein- 
dre un  but  déterminé  ;  il  en  saisissait  les 
moyens,  divers  suivant  les  circonstances.  Il 
avait  senti  jusqu'alors  le  parlement  irréduc- 
tible ;  il  l'avait  fait  plier  sous  la  force.  Il  le 
voyait  maintenant  prêt  à  se  rendre  ;  il  lui 
faisait  des  avances,  pour  vivre  ensuite  en 
paix  avec  lui. 

Le  bill  ainsi  conçu  :  «  Le  gouvernement 
reçoit  indemnité  pour  l'absence  du  budget 
légal  depuis  1862  »  fut  voté  par  230  voix 
contre  75.  C'était  la  fin  de  la  lutte.  Les  évé- 
nements avaient  justifié  l'attitude  de  Bis- 
marck. Ils  avaient  montré  qu'en  se  passant 
de  l'assentiment  de  la  Chambre  pour  réorga- 
niser l'armée,  Bismarck  avait  agi  pour  le 
salut  de  son  pays.  Pendant  quatre  ans,  il 
avait  combattu  contre  l'opinion,  contre  les 
électeurs,  contre  les  députés.  A  présent,  opi- 
nion, électeurs,  députés  l'acclamaient. 

Dorénavant,  Bismarck  aura  bien  encore 
quelques  difficultés  avec  le  Parlement,  mais 
il  en  obtiendra  néanmoins  ce  qu'il  voudra. 


2«2  1870 

11  pourra  préparer  la  guerre  contre  la  France 
sans  avoir  à  recourir  aux  luttes  antérieures. 
En  juin  1867,  Bismarck  vint  avec  Guil- 
laume 1"  à  Paris.  Napoléon  III,  —  raconte- 
t-on,  —  dans  un  entretien  qu'il  eut  avec 
Bismarck,  «  lui  exposa  ses  projets  d'empire 
libéral  et  le  consulta  sur  leur  opportunité. 
Bismarck  les  approuva  fort  ».  M.  Paul  Mat- 
ter  qui  rapporte  cette  anecdote  d'après  les 
mémoires  d'un  Allemand  nommé  Meding, 
déclare  qu'il  faut  accepter  ce  récit  «  avec  la 
réserve  de  rigueur  ».  C'est  entendu.  Mais  si 
vraiment  Napoléon  a  exposé  ses  projets  «"i 
Bismarck,  je  suis  bien  certain  que  celui-ci 
les  aura  fort  approuvés.  Que  l'empereur  aban- 
donnât une  part  de  plus  en  plus  grande  du 
gouvernement  à  l'opinion,  aux  électeurs,  au 
Parlement,  rien  ne  pouvait  mieux  faciliter  la 
tâche  que  Bismarck  s'était  assignée.  Ce  que 
les  élections,  ce  que  le  parlementarisme  va- 
laient au  point  de  vue  défense  nationale,  il 
venait,  en  effet,  de  l'expérimenter.  Bismarck 
avait  triomphé  de  cet  obstacle.  Mais  pour- 


LE   PARLEMENT    PRUSSIEN   CONTRE  l'ARMÉE      263 

quoi  ?  Parce  qu'il  s'appuyait  sur  Tinstitulion 
monarchique,  parce  qu'il  avait  au-dessus  de 
lui  un  roi  pour  le  défendre  et  le  soutenir. 
Sous  un  véritable  régime  parlementaire, 
malgré  toute  sa  fermeté  de  caractère,  Bis- 
marck n'eût  pu  lutter.  Au  premier  vote  contre 
lui,  il  se  fût  effondré. 

C'est  à  un  adversaire  de  la  monarchie  en 
France  que  j'emprunterai  la  conclusion  de 
toute  cette  période  que  je  viens  de  résumer 
de  l'histoire  de  la  Prusse.  Dans  un  petit  livre 
intitulé  Trois  Empereurs  d'Allemagne,  par- 
lant de  celui  qui  devait  être  Guillaume  I®*, 
M.  Lavisse écrit  :  «  Le  Prince  arrêlaun plan 
de  réforme  qui  allait  à  doubler  exactement 
les  forces  militaires  de  son  pays.  Devenu  roi^ 
il  Vexécula,  en  dépit  de  son  parlement,  au 
péril  de  sa  couronne  et  de  sa  vie.  C'est  pour 
cela  qu'il  y  a  aujourd'hui  un  empire  d'Aile- 
magne.  » 


CHAPITRE    II 

LA    REFORME 

MILITAIRE    PRUSSIENNE 

EN  1860 


Malgré  le  Landtag  prussien,  entre  1860  et 
1866,  le  roi  et  son  ministre  réorganisent  donc 
l'armée.  C'est  de  cette  réorganisation  con- 
çue par  Guillaume  P'  en  1860,  accomplie 
dans  les  années  qui  suivent,  qu'est  sortie 
l'armée  qui  fut  victorieuse  en  1866  et  en 
1870.  Peut-être  est-il  intéressant  de  savoir 
quelle  était  exactement  cette  réorganisation 
que  le  roi  jugeait  nécessaire,  que  l'opinion 
publique,  les  électeurs,  les  députés  rejetaient, 


266  1870 

et  qui  forgea  l'instrument  de  notre  défaite  *. 

En  1860,  l'armée  prussienne  se  trouvait 
encore  régie  par  les  lois  de  1814  et  1815 
De  1814  à  1860,  la  population  de  la  Prusse 
s'était  accrue  de  10  millions  à  18  millions. 
Or  TefFectif  incorporé  chaque  année  était 
resté  le  même  :  40.000  hommes.  11  en  résul- 
tait qu'en  1860,  plus  d'un  tiers  du  contin- 
gent s'était  trouvé  dispensé  de  tout  service. 
Première  réforme  voulue  par  le  roi  :  incor- 
porer le  contingent  en  son  entier. 

D'après  la  loi  de  1814,  la  durée  du  service 
était  de  trois  ans  dans  l'armée  active,  deux 
ans  dans  la  réserve.  Après  quoi,  on  entrait 
dans  la  landwehr  :  sept  ans  dans  le  premier 
ban  de  la  landwehr,  sept  ans  dans  le  second 
ban.  Les  réservistes  étaient  astreints,  chaque 
année,  à  une  période  d'exercices  de  quelques 
semaines.  Les  landwehriens  du  premier  ban 

1.  Les  détails  qui  suivent  sont  puisés  dans  un  rap* 
port  du  colonel  Stofîel  (Rapports  militaires  écrits  de 
Berlin,  1866-1870  :  rapport  de  novembre  1866),  et 
dans  Bismarck  et  sa  famille  do  M.  de  Keudell. 


LA    RÉFORME   IflLITAIRE    PRUSSIENNE  267 

étaient  convoqués  huit  jours,  tous  les  quatre 
ans. 

L'armée  permanente  et  le  premier  ban  de 
la  landwehr  constituaient  ensemble  Tarmée 
active.  Le  second  ban  était  destiné  à  garder 
les  places  de  l'intérieur. 

Le  premier  ban  de  la  landwehr  représen- 
tait environ  la  moitié  de  l'armée  active.  Cha- 
que brigade  de  Tarmée  de  campagne  mobi- 
lisée comprenait  :  un  régiment  de  l'armée 
permanente,  un  régiment  de  landwehriens. 
Impossibilité  donc,  comme  le  fait  remarquer 
le  colonel  Stoffel,  de  former,  au  besoin,  des 
corps  de  troupes  solides  oii  la  landwehr 
n'entrerait  pas. 

«  Les  auteurs  du  système,  écrit  le  colonel 
Stoffel,  crurent  avoir  ainsi  résolu  le  problème 
de  la  meilleure  organisation  militaire  pour 
la  Prusse.  On  avait  une  armée  peu  coûteuse 
en  temps  de  paix,  mais  nombreuse  en  temps 
de  guerre.  Quels  sont  les  caractères  distinc- 
tifs  de  cette  organisation  ?  L'armée  perma- 
nente n'y  représente  pas  une  force  militaire 


208  1870 

indépendante,  pouvant  agir  en  première  ligne. 
Trop  faible  numériquement  pour  remplir  ce 
rôle,  puisqu'elle  ne  s'élève,  les  réserves  com- 
prises, qu'à  190.000  hommes,  elle  n'acquiert 
l'effectif  nécessaire  pour  entrer  en  campagne 
que  par  sa  réunion  avec  170.000  hommes  de 
landwehr  qui,  formés  par  régiments  embri- 
gadés avec  ceux  de  la  ligne,  constituent, 
comme  on  voit,  presque  la  moitié  de  la  force 
totale.  L'armée  permanente  n'avait  donc  ré- 
ellement qu'un  but,  celui  de  servir  d'école 
d'instruction  à  la  nation,  autrement  dit,  de 
former  la  landwehr.  » 

«  Les  vices  de  cette  organisation,  continue 
le  colonel  Stoffel,  sont  si  évidents,  qu'on  se 
demande  comment  elle  a  pu  durer  quarante- 
cinq  ans.  Ils  se  révélèrent  de  la  façon  la  plus 
déplorable  pendant  les  campagnes  de  1818 
et  de  1819  et  lors  des  mobilisations  de  1850 
et  1859.  Le  vice  capital  résultait  de  l'obliga- 
tion d'appeler  et  d'embrigader  dans  l'armée, 
au  moment  d'une  guerre,  170.000  hommes 
de  landwehr.  L'expérience  démontra  qu'en 


LA    RÉFORME   MILITAIRE    PRUSSIENNE  2G9 

raison  des  pertes  de  toute  sorte,  il  fallait, 
pour  se  procurer  ce  nombre,  prendre  les 
landwehriens  des  sept  années  du  premier 
ban  (ceux  de  25  à  32  ans).  Comment  pou- 
voir compter,  à  la  guerre,  sur  des  gens  qui 
avaient  quitté  le  service,  les  uns  depuis 
deux  ans,  les  autres  depuis  trois,  les  derniers 
depuis  neuf  ans,  et  dont  la  moitié  étaient  ma- 
riés... 

«  Aussi  les  hommes  de  la  landwehr  ne  ré- 
pondirent à  l'appel,  en  1848,  1850  et  1859, 
qu'avec  un  extrême  mécontentement.  Les 
scènes  les  plus  déplorables  eurent  lieu,  des 
actes  de  désobéissance  formelle  se  produisi- 
rent, môme  devant  l'ennemi.  Quant  à  celles 
des  troupes  de  landwehr  qui  restèrent  fidèles 
à  l'honneur,  elles  se  montrèrent  d'une  insuf- 
fisance complète.  » 

En  conséquence,  seconde  réforme  voulue 
par  Guillaume  I^'  :  changement  d'affectation 
de  la  landwehr.  La  landwehr  s'est  montrée 
insuffisante  en  campagne.  Le  roi  veut  des 
troupes  de  campagne  qui  ne  soient  formées 


270  4870 

que  de  Tarmée  permanente  et  de  sa  réserve, 
et  où  la  landwehr  ne  figurera  pas.  Pour  at- 
teindre à  TefTectif  jugé  nécessaire,  il  incor- 
pore, comme  nous  l'avons  dit,  tout  le  contin- 
gent (63.000  hommes  en  1860,  au  lieu  de 
40.000,  chiffre  des  années  précédentes).  11 
porte  de  deux  à  quatre  les  années  de  réserve. 
Après  quoi,  on  entre  comme  autrefois  dans 
la  landwehr.  Mais  la  landwehr  n'est  plus 
destinée, en  son  entier, qu'à  garderies  places 
intérieures. 

Telle  est  la  réforme  que  le  roi  accomplit, 
malgré  l'opposition  du  Landtag.  Maintien  de 
la  landwehr  et  réduction  du  service  de  deux 
ans,  c'est  le  programme  que  les  députés  op- 
posent aux  projets  du  roi,  et  autour  duquel 
ils  ameutent  les  électeurs.  Certain  que  le 
projet  du  roi  sera  repoussé,  le  ministre  de  la 
Guerre  de  Roon  le  retire  (mai  1860).  C'est 
alors  qu'  «  on  eut  l'idée,  au  ministère,  qu'on 
n'avait  nullement  besoin  d'une  loi  nouvelle 
pour  créer  de  nouveaux  régiments,  et  qu'il 
suffisait  d'obtenir  un  crédit  ;  les  plus-values 


LA    REFORME    MILITAIRE    PRUSSIENNE  271 

du  dernier  exercice  faciliteraient  l'obtention 
de  ce  crédit  »  [Keudell). 

J'ai  raconté  comment  le  ministère  obtint 
ce  crédit  comme  «  dépense  extraordinaire 
une  fois  faite  »,  comment  une  fois  en  posses- 
sion de  ce  crédit,  il  créa  les  nouveaux  régi- 
ments, et  comment  il  maintint  ce  crédit  dans 
les  budgets  suivants,  malgré  les  votes  con- 
traires de  la  Chambre. 


La  landwehr  ainsi  constituée  tout  entière 
en  armée  de  seconde  ligne,  pour  avoir  été 
reconnue  insuffisante  en  campagne,  repré- 
sentait pourtant  encore  une  force  qui  avait 
sa  valeur.  Elle  était  formée,  en  effet,  uni- 
quement de  soldats  exercés  par  trois  ans 
d'activité,  quatre  ans  de  réserve.  On  ne  pou- 
vait donc  en  rien  lui  comparer  cette  garde 
mobile  que  la  loi  de  1868  prétendait  organi- 
ser en  France.  C'est  sur  quoi,  dans  un  de 
ses  rapports  (du   12  août   1869),  le  colonel 


27i  1870 

Stoffel  attire  Tattention  du  gouvernement 
français.  «  La  landwehr,  écrit-il,  n*est  pas, 
comme  tant  de  personnes  le  croient  en  France, 
une  sorte  de  garde  nationale,  à  Tinstar  de  la 
nôtre...  Les  hommes  de  landwehr  sont  tous 
des  soldats  faits  qui,  après  avoir  servi  trois 
ans  sous  les  drapeaux  et  y  avoir  acquis  l'es- 
prit militaire,  la  discipline,  l'instruction  solide 
que  la  Prusse  sait  donner  à  ses  troupes,  ont 
ensuite  passé  quatre  années  dans  leurs  foyers, 
pendant  lesquelles  on  a  eu  soin  de  confirmer 
et  d'entretenir  toutes  ces  qualités  acquises... 
D'après  cela,  comment  vouloir  comparer  à  la 
landwehr  notre  garde  nationale  mobile,  for- 
mée de  jeunes  gens  que  la  loi  elle-même,  par 
une  clause  impraticable,  place  dans  l'impos- 
sibilité d'apprendre  ni  exercices,  ni  manœu- 
vres, ou  dont  on  prétend  improviser  l'ins- 
truction pendant  la  guerre  même  !  » 

On  sait  que  cette  clause  qui  rendait  tout 
exercice  impossible  était  celle  qui  avait  été 
ajoutée  par  la  commission  de  la  Chambre  et 
qui  interdisait  toute  convocation  de  la  «arde 


TA    RÉFORME   MltlTAlRE   PRUSSIENÎfB  273 

mobile,  entraînant  un  déplacement  de  plus 
d'une  journée.  Le  projet  Niel  primitif  pré- 
voyait des  exercices  de  huit  à  quinze  jours. 
Mais,  pariant  de  cet  article  ajouté  par  les 
députés,  le  colonel  Stoffel  ajoute  :  «  Vint-on 
d'ailleurs  à  le  modifier  en  prescrivant  que  le 
déplacement  des  jeunes  gens  pourra  durer 
huit  ou  quinze  jours,  par  exemple,  au  lieu 
d'un  jour\  qu'il  serait  tout  aussi  faux  de  vou- 
loir comparer  en  quoi  que  ce  soit  la  garde 
mobile  et  la  landwehr  prussienne.  11  est  donc 
triste  de  penser  que  de  pareilles  comparai- 
sons soient  faites  en  France,  ouvertement, 
officiellement  même,  et  qu'en  allant  jusqu'à 
dire  que  la  garde  nationale  mobile  constituera 
une  force  redoutable  l'emportant  sur  la  land- 
wehr prussienne,  on  se  trompe  soi-même, 
tout  en  trompant  le  public,  qu'il  importerait 
tant  d'éclairer  sur  ces  graves  questions.  » 

Sur  ce  point  encore,  le  gouvernement  im- 
périal a  donc  été  averti.  Il  a  été  averti  que  là 
garde  nationale  mobile,  l'armée  de  seconde 
ligne  qu'il  projetait,  ne  pourrait  jamais  avoir 

Montesquiou,  1870.  18 


Ï74  1870 

la  valeur  de  l'armée  de  seconde  ligne  prus- 
sienne. Sur  ce  point  encore,  le  gouvernement 
impérial  a  affiché  de  Toptimisme.  L'opéra- 
tion du  plébiscite  approchait.  Pour  qu'elle 
réussît,  il  importait  que  les  électeurs  fussent 
rassurés  sur  les  mesures  de  défense  nationale 
prises  par  le  gouvernement  qu'ils  allaient 
être  appelés  à  sanctionner.  En  somme  la 
tactique  de  l'Empire  a  été  celle-ci  :  sacrifier 
les  forces  militaires  aux  visées  électorales. 
Et,  en  môme  temps,  afin  de  conserver  Ja  con- 
fiance des  électeurs,  leur  assurer  que  notre 
armée  était  magnifique.  Cette  politique  ne 
pouvait  finir  autrement  qu'elle  n'a  fini  :  par 
le  désastre. 


CHAPITRE   III 


LA  RÉPUBLIQUE   DE   BISMARCK 


Nous  avons  vu  pourquoi  nous  avons  subi 
îa  défaite.  Mais  pourquoi  depuis  quarante- 
quatre  ans  n*avons-nous  pas  pu  nous  relever 
et  prendre  notre  revanche?  Pour  en  signaler 
la  cause,  il  suffit  de  prononcer  un  mot,  le 
mot  de  République, 

Ici  encore  Bismarck  a  calculé  juste. 
Comme  Marie  de  Roux  Ta  démontré  \  Bis- 
marck, en  effet,  a  voulu  la  République  en 
France  et  il  a  aidé  à  Tinstallation  au  pouvoir 
du  parti  républicain. 

Pourquoi  Bismarck  a-t-il  voulu  la  Répu- 

1.  La.  République  de  Bismûrcki  1  vol.  (Nouvelle 
librairie  nationale,  édit.,  Paris). 


270  1870 

blique  en  France  ?  Oh  1  ce  n'est  pas  pour  le 
bien  de  notre  pays.  Si  Bismarck  se  place, 
d'une  façon  abstraite,  au  point  de  vue  du 
bien  de  la  France,  ce  n'est  pas  alors  la  Ré- 
publique qu'il  nous  souhaite.  Dans  son  ou- 
vrage, Bismarck  el  la  France^  Jacques  Bain- 
ville  relate,  d'après  le  Correspondant  du 
10  mars  1905,  une  conversation  entre  Mgr 
Vallet  et  le  chancelier  allemand.  Cette  conver- 
sation a  eu  lieu  en  1 879,  à  Gastein.  «  Bismarck, 
parlant  de  choses  et  d'autres,  de  l'état  de 
l'Europe,  des  tendances  de  l'Allemagne,  de 
l'avenir  de  la  France,  déclara  tout  à  coup, 
avec  cette  brusquerie  qui  lui  était  propre,  à 
son  interlocuteur  qui  venait  de  prononcer  le 
nom  de  la  République  :  Pour  faire  quelque 
chose^  la  France  a  besoin  d'un  gouvernement 
stable  :  il  lui  faut  une  monarchie,..  A/o/,  si 
j'étais  français,  Je  serais  carliste.  —  Car- 
liste,  pour  le  comte  de  Chambord.  —  Oui, 
oui,  c'est  ce  que  je  veux  dire  :  légitimiste.  Il 
faut  toujours  défendre  la  monarchie  légi- 
time. » 


LA    RÉPUBLIQUE    DE    BISMARCK  277 


Moi,  si  j'étais  français,  déclarait  Bis- 
marck :  mais  il  était  allemand,  et  alors  comme 
allemand  il  est  républicain  en  France.  Bis- 
marck, écrit  de  Roux,  «  souhaite  la  Républi- 
que à  la  France  comme  un  fléau  à  un  en- 
nemi, »  Entendons  bien.  Ce  n'est  pas  que 
Bismarck  attende  du  régime  ou  du  parti  ré- 
publicain une  complaisance,  volontaire,  à 
l'égard  de  l'empire  allemand.  «  Mais,  dit  fort 
bien  de  Roux,  il  compte  sur  les  consé^ 
quences  enfermées  dans  la  définition  même 
de  la  République^  sur  le  vice  propre  des  ins^ 
titutionSy  sur  V incurable  mal  du  régime  des 
partis  qui  rend  impossible  «  Vunion  inté- 
rieure »,  sur  V impuissance  constitutionnelle 
dune  démocratie  parlementaire  à  avoir  une 
diplomatie  digne  de  ce  nom»  »  Écoutez  d'ail- 
leurs M"*  Adam,  qui  a  pourtant,  elle,  pen- 
dant longtemps  fermement  cru  en  la  Répu- 
blique. Ceci  se  rapporte  à  l'année  1877  : 
«  Bismarck  croit  avoir  intérêt  à  nous  donner 
la  République, puisqu'il  a  par  là  la  possibilité 
de  désarmer  la  défense  nationale,  La  politi- 


278  1870 

que  des  «  résultais  immédials  »,  la  voilà! 
Bismarck^  je  Vai  entendu  de  la  bouche  de 
Gambetta,  veut  la  République  en  France.  Je 
sais  que  le  chancelier  de  fer  a  brisé  d'Arnim^ 
parce  que  celui-ci  travaillait  au  retour  de  la 
Monarchie^  avec  les  gens  du  24  mai,  Bis- 
marck est  logique  :  il  vient  aux  républicains 
anticléricaux  qui  feront^  il  n'en  doute  pas^ 
la  besogne  qu'il  a  faite  si  mal  avec  son  Kul- 
turkampf.  Et  puis,  il  juge^  d'autre  part ^  que 
les  républiques  en  ce  siècle  sont  des  gouver- 
nements de  paix  extérieure  et  de  luttes  inté- 
rieures qui  passionnent  les  partis  et  les  neu- 
tralisent,  » 

Cependant,  M"®  Adam,  dans  son  patrio- 
tisme, s'inquiète  à  cette  époque  des  intrigues 
qu'elle  voit  meneràGambetta  avec  Bismarck, 
par  rintermédiaire  de  Haenckel  de  Donners- 
marck.  Elle  exprime  alors  son  inquiétude  à 
Gambetta.  Je  vous  croyais  d'abord  répu- 
blicaine^ lui  réplique  celui-ci.  11  entendait 
par  là  :  je  croyais  que  vous  étiez  prête  à  tout 
accepter  pour  le  salut  de  la  République.  Et 


LA    RÉPUBLIQUE    DE   BISMARCK  279 

ceci  explique  tout  Gambetta.  Lui,  il  était 
prêt  à  tout  accepter,  jusqu'à  Tabandon  de  la 
revanche.  Il  ne  disait  pas  :  France  d'abord  I 
mais  :  République,  avant  tout  !  Aussi,  dans 
son  commentaire  de  la  correspondance  se- 
crète de  Gambetta  et  Bismarck,  qui  fait  suite 
à  Tétude  de  de  Roux,  Bainville  peut  écrire  : 
«  Avec  ces  documents,  c'est  le  faux  semblant 
patriotique,  dont  a  si  longtemps  vécu  le 
vieux  parti  républicain,  qui  est  dissipé.  C'est 
surtout  la  preuve  établie  que  le  parti  répu- 
blicain, même  animé  de  bonnes  intentions, 
n'a  pu  réussir  qu'avec  le  secours  ou  l'inspi- 
ration de  l'Etranger,  et  n'a  pas  été  capable 
de  se  soustraire  à  l'influence  étrangère,  de 
gouverner  en  vue  du  seul  bien  public,  du 
seul  intérêt  national.  » 


Une  des  parties  que  je  signalerai  particu- 
lièrement de  l'étude  de  de  Roux  est  celle  qui 
a  trait  k  la  période  du  16  mai.  De  Roux  met 


280  1870 

en  lumière  Taide  que,  à  ce  moment-là,  les  ré- 
publicains de  France  reçurent  de  Bismarck 
pour  vaincre  la  «  réaction  m.  «  La  presse  of- 
ficieuse allemande,  inspirée  par  Bismarck, 
écrit  de  Roux,  se  fit  partout  un  devoir  de 
pourvoir  la  presse  française  d'arguments 
contre  le  cabinet  de  Broglie.  »  Le  thème  est 
celui-ci  :  si  les  réactionnaires  triomphent 
dans  les  élections,  c'est  la  guerre  fatale  entre 
l'Allemagne  et  la  France.  Les  républicains 
développent  ce  thème  en  France.  Mais  l'ar- 
gument n'aurait  pas  eu  beaucoup  de  va- 
leur s'il  n'avait  pu  s'appuyer  sur  des  mena- 
ces venues  d'Allemagne.  Sous  l'inspiration 
de  Bismarck,  les  journaux  allemands  déve- 
loppent donc  ce  môme  thème  :  guerre  fatale 
avec  la  victoire  des  réactionnaires.  Et  ainsi, 
«  les 363, écrit  deRoux, purent  invoquer  con- 
tre les  candidats  du  Maréchal  les  menaces 
les  plus  formelles  de  V ennemi  ;  ce  concours 
élail  décisif  ;  ils  triomphèrent.  » 

En  résumé,  Bismarck  a  voulu  la  victoire 
de  Gambetta  et  celle  de  son  parti.  Gambetta 


LA    RÉPUBLIQUB    DE   BISMARCK  281 

a  accepté  celte  aide.  Voilà  ce  qui  ressort  de 
tous  les  documents  que  nous  apporte  et  que 
commente  de  Roux. 

On  comprend  d'ailleurs  facilement  que 
Bismarck  se  soit  employé  à  installer  la  Ré- 
publique en  France.  Ce  que  valait,  en  effet, 
cette  forme  de  gouvernement,  il  l'avait  en- 
trevu en  Prusse,  entre  1862  et  1866.  Certes,  il 
n'avait  pas  eu  alors  affaire  à  la  République, 
mais  il  avait  eu  affaire  aux  parlementaires, 
ce  qui  est  tout  comme.  S'appuyant  sur  son 
roi,  Bismarck  avait  pu  se  moquer,  comme 
nous  l'avons  vu,  du  parlement  prussien, 
et,  malgré  ce  parlement,  réaliser  les  réfor- 
mes qu'il  jugeait  nécessaires  au  salut  de 
son  pays.  Mais  s'il  n'avait  pas  eu  pour  l'ap- 
puyer cette  autorité  du  roi,  indépendante 
des  partis,  s'il  avait  dû  se  soumettre  devant 
les  votes  des  électeurs  et  des  députés,  qu'au- 
rait pu  Bismarck?  Rien,  et  il  est  bien  possi- 
ble que  Sadowa  et  Sedan  se  fussent  alors 
changés  en  défaites.  Voilà  ce  que  Bismarck 
ne  pouvait  pas  ne  pas  avoir  toujours  présent 


282  1870 

à  l'esprit.  En  aidant  à  l'installation  de  la  Ré- 
publique en  France,  il  devait  donc  se  dire 
qu'il  allait  répandre  en  grand  le  fléau  de  la 
lutte  des  partis,  de  la  surenchère  électorale, 
du  sacrifice  des  intérêts  du  pays  aux  intérêts 
parlementaires,  etc.,  etc.,  bref,  toute  cette 
peste  qu'il  avait  vu  sévir  chez  lui,  et  dont 
il  n'était  venu  à  bout  que  grâce  à  cette  au- 
torité qui  manque  à  notre  peuple  décapité  :  un 
roi. 


Fin 


TABLE  DES  MATIÈRES 


TABLE   DES  MATIÈRES 


Pages 

AvANT-piopos    ••••;.••••  5 

PREMIÈRE  PARTIE 

■i> 

Chapitrb  I. — Les  Jaurès  d*autrefois    •     •    «     •  7 

Chapit&b  II.  —  La  levée  en  masse 21 

Chapitbb  III.  —  A  la  veille  de  la  guerre     ...  31 
Ch.^pitrb  IV.  —  Le  Parlement  et  nos  premières 

défaites 43 

Chapitrb  V.  —  Bête  comme  l'Himalaya    ...  51 
Ch\pitrb  VI.  —  La  politique  de  Victor  Hugo     .  59 
Chapitbb  VII.  —   La  responsabilité    de    Napo- 
léon III 71 

Chapitrb  VIII.  —  Napoléon  III  était  averti    .     .  82 

Chapitrb  IX.  —  La  garde  mobile 97 

Chapitrb  X.  —  Les  effectifs  en  1870     .     .     .     .  111 
Chapitrb  XI.  —  Le  ministère  Oliivier  et  la  can- 
didature HohenzoUern 123 


280  TABT.E    DES    MATIÈRES 


Chapitrb  XII.  —  Emile  Ollivier  en  face  de  lui- 
même 151 

Chapitrb  XIII.—  Emile  Ollivier  et  la  demande 

de  garanties 161 

Chapitre  XIV.  —  Un  exemple  de  travail  parle- 
mentaire (15  juillet  1870) 175 

Chapitrb  XV.  —  La  politique  italienne  du  Second 

Empire 185 

Chapitrb  XVI.  —  Rome  a-t-elle perdu  la  France?     197 


SECONDE    PARTIE 

Chapitre  I.  — Le  Parlement  prussien  contre  l'ar- 
mée (1860-1866)    233 

Chapitre  IL  —  La  réforme  militaire  prussienne 

en  1860 265 

Chapitre  III.  —  La  République  de  Bismarck.     .    275 


MATBNMB,        IMPRIXBRIB       CIIARLB! 


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